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NOTRE DAME – PAR ALAIN CARRAZÉ

NOTRE DAME – PAR ALAIN CARRAZÉ

Billy erre dans Paris.Billy, c’est un petit garçon inconséquent et impulsif, qui déambule dans la capitale alors qu’il ne la connaît pas bien : lui, il habite à l’extérieur de Paris et il est trop petit pour y venir tout seul. Mais aujourd’hui c’est différent. Nous sommes le 15 avril 2019, et il a tout bravé pour une seule raison : retrouver son père. Un père qu’il n’a jamais vraiment connu mais dont il a une photo. Alors aujourd’hui, il va à Paris car il est certain de pouvoir enfin le trouver. Il va rencontrer aussi Victoire, une jeune fille qui semble aussi paumée que lui dans ces rues, et qui doit prendre un avion, lui a-t-elle dit.
Lui, il est borné : il doit retrouver son père et son père, il est certain qu’il est là. Au milieu de tous les autres pompiers qui ont été appelés en renfort. Billy l’a entendu à la télé : l’incendie est tellement puissant que tous les pompiers de Paris sont réquisitionnés. Donc son père, son héros,  fait partie  du lot.
Son père, il est pompier.
Et Billy est certain de le retrouver en plein travail sur le brasier qui consume la cathédrale de Notre -Dame. Car Notre-Dame, ce jour-là, est en feu.

Les histoires de Billy, de Victoire, de Véronique, d’Alice, de Max, d’Elena et du Général Ducourt sont au centre de Notre-Dame, la part du feu, la toute nouvelle mini-série événement de Netflix. Et si on plonge, 6 épisodes durant, au coeur du brasier, ce sont eux, et pas la cathédrale, qui sont les personnages les plus importants de la série. Il y a deux incendies dans cette série : celui de la cathédrale de Notre-Dame et celui qui dévore les personnages et qu’il devient urgent pour eux d’éteindre.

Un drame humain, des destins qui s’entrecroisent, rien de neuf  dans le monde des séries qui a toujours produit des drames de ce calibre, depuis « La vie à Cinq »  jusqu’au récent « This is Us ». Mais que la trajectoire de ces personnages déraille suite à un événement global qui les dépasse toutes et tous, ça, c’est un bon stratagème.
Ben oui. Imaginez que vous êtes scénariste. Que vous ayez envie de faire une série, une série où vont se développer plein de personnages différents, avec des motivations différentes, c’est une bonne chose. Mais si vous vous reposez sur un contexte particulier qui va agir comme un détonateur, là, c’est encore mieux . Car vous pouvez écrire alors comment ces gens réagiraient. Et là, d’un seul coup,  le scénario prend une toute autre dimension.

Bon… je vois que je vous perds, là. Alors je vais être concret. Billy, le petit garçon qui cherche son père, si cela se déroule en plein chaos, au milieu de tous les camions de pompiers qui sont massés devant la cathédrale, avec tous ces gens dans la précipitation et dans l’urgence… et bien , la quête du petit Billy qui demande « M’sieur, vous avez vu mon père ? Il est pompier comme vous », cette quête tombe au mauvais moment. Mais ce petit garçon, qui se moque du danger et ne voit dans l’incendie de Notre-Dame que la chance de sa vie pour enfin retrouver son père, là, c’est émouvant.
C’est vrai aussi pour Alice qui va devoir surmonter sa peur et se battre dans le brasier alors qu’elle se remet à peine d’un traumatisme passé. C’est vrai pour Elena, une journaliste de BFM qui va se dépasser pour obtenir en direct des images exclusives, au péril de sa vie. C’est vrai pour Bassem, qui travaillait au sein des échafaudages de Notre-Dame et y voit une femme sur sa terrasse non loin de là, une femme qui ressemble étrangement à la femme qu’il a perdu.

Voila. Vous avez compris le stratagème. Exacerber les sentiments et les passions en les faisant vivre au cœur d’un drame national, d’une catastrophe.

Mais attention, hein, cela ne vous donne pas le droit de raconter n’importe quoi; Si vos personnages évoluent non loin du brasier de la cathédrale de Notre-Dame, cela vous oblige à être historiquement exact, à ne rien inventer. Tout doit reposer sur une ossature référencée, vérifiée et crédible, et c’est sur ce squelette que vous pourrez bâtir votre histoire.

Ahhh, mais d’un seul coup, c’est moins facile, hein. Ça représente tout un travail de documentation, d’expertise, de crédibilité. Vous êtes à la fois un dramaturge, mais aussi un documentariste, un journaliste. Vous ne pouvez pas tout inventer.

C’est d’ailleurs pour cela que la grande majorité de ces séries reposent sur un livre, un travail de recherche qui a déjà été fait.

En faisant une fiction, vous écrivez sur l’Histoire avec un  grand H, vous recréez des moments sur lesquels on n’a rien d’autre que des témoignages et surtout vous plongez dans la psychologie des protagonistes. Vous imaginez les conséquences.

Certes, vous ne faites pas un documentaire, qui, lui, se doit d’être le plus factuel possible, mais vous avez une responsabilité envers le public : ne pas montrer n’importe quoi sur des événements historiques. Car  votre pouvoir est immense.

Si, si, je vous jure.
Tenez : 100 millions de spectateurs rien qu’aux Etats Unis. 71% de part de marché. Ça signifie que 71% des gens devant leur télé ce soir-là regardaient la même série.

Et ils regardaient quoi ? Un autre enfant, comme Billy.

Mais celui là, il s’appelait Kunta. Kunta Kinte.

En janvier 1977, la série « Racines »  a pour héros non pas un flic, un détective, un avocat ou un médecin, mais un esclave. Un jeune africain, vivant dans son pays au 18ème siècle et qui est capturé  pour être vendu en Amérique.  

Par l’intermédiaire de ce personnage et de ses descendants, la nation américaine toute entière explore l’esclavage et le destin des afro-américains. L’impact de la série est incroyable. L’acteur qui tenait le rôle de Kunta Kinte, LeVar Burton, m’a même confié que, grâce à la série « Racines »  ce n’est plus seulement une histoire d’afro-américains que l’on raconte, mais une Histoire d’esclavage culturellement importante pour le monde entier

L’Histoire incarnée dans un personnage de fiction est plus forte que l’Histoire racontée dans un cours ou lors d’un exposé.

Et qui n’aurait pas envie de suivre Meryl Streep ? Personne, hein ! En tout cas pas 120 millions de télespectateurs qui l’ont découvert, à travers son personnage de  Inga Helms Weiss, face aux agissements du régime nazi. C’était aussi dans une série, Holocaust, en 1978. Et, certes, on a pointé du doigt des erreurs dans des grades de certains officiers, et ce faisant on oubliait qu’ il ne s’agissait pas d’un documentaire mais d’une série.

Des exemples de ce type, il en existe de nombreux autres : des destins qui passionnent et permettent de vivre une page de l’histoire, comme ceux de tous les protagonistes d’ « Un Village Français », série au long cours qui, elle aussi, se déroulait pendant la seconde guerre mondiale. Si vous vous souvenez bien, Audrey Fleurot y incarnait la femme d’un médecin qui tombait amoureuse d’un haut gradé allemand et finissait par être tondue à la Libération.
Et vous vous souvenez sans doute de Sulu, l’un des intrépides héros du vaisseau Enterprise dans Star Trek ? Et bien son interprète a supervisé une série qui lui tenait beaucoup à cœur, The Terror,  qui se déroule dans un camp où plus de  100,000 américains d’origine japonaise ont été internés. C’était aux Etats-Unis, juste après l’attaque de Pearl Harbor, c’est un moment d’infamie de l’histoire  des USA et George Takei, l’acteur en question, l’a vécu avec ses parents.

Et  puis, un jour, tout cela a changé.

Un jour, il n’était plus question de retracer des Histoires de 14-18, d’invasion allemande, ou même de rois et de reines dans des siècles encore plus reculés. Un jour, c’est l’actualité qui a frappé à notre porte. Et on ne pouvait pas l’ignorer.

Ce jour-là, j’étais à Los Angeles, pour le tournage d’un reportage. Ca c’était très bien passé et avec mon équipe on comptait prendre notre vol de retour en France 48 heures plus tard.
Mais au réveil, bouche-bée, on est resté scotché devant l’écran de télévision dans notre chambre de motel. On s’est appelé : « tu as allumé la télé ? Tu vois ce que je vois ? ».

Chacun se souvient de ce qu’il faisait, où il était en ce jour tragique du 11 septembre 2001 où deux avions de ligne sont entrés en collision avec les tours du World Trade Center. La stupéfaction. La sidération, la peur devant ce terrorisme qui frappe au coeur d’un pays.  

Personne ne peut avoir oublié.Vous étiez où ?  Nous, de passage dans une ville dorénavant sous le choc, on ne savait plus trop quoi faire et on ne pouvait plus rentrer en France, tous les vols ayant été suspendus.

Et bien un scénariste de séries télé, c’est pareil. Il est marqué par ce qui lui arrive.

Et s’il travaille au cœur d’une série comme The West Wing ou New York 911, il lui faut décider si cet attentat va se refléter dans sa série.
The West Wing a donc immédiatement déprogrammé l’épisode initialement prévu et déjà tourné pour mettre à l’antenne, à la place, un épisode écrit à l’arrache, en moins de 3 semaines, où le Président des Etats-Unis et tout son staff sont retenus au sein de la Maison Blanche avec de jeunes étudiants et évoquent le terrorisme.

La série Third Watch, elle, ou « New York 911 » en France, a pour héros des urgentistes, des policiers et des pompiers à New-York. Elle non plus ne pouvait pas faire comme si ce drame s’était déroulé dans un autre monde.  Alors, profitant de leur audience, ils ont produit un épisode spécial avec les témoignages des authentiques pompiers, sauveteurs et policiers de New-York. Et la semaine suivante, on retrouvait les héros de la série dans un épisode ayant pour titre « 10 septembre », et les montrant chacune et chacun, la veille, puis le matin même de la catastrophe.

Oui, l’exercice est périlleux. Non seulement parce que tout le monde dans l’équipe de ces séries est encore traumatisé, mais surtout parce qu’ il ne faut  sombrer ni dans le pathos  ni dans l’exploitation.

3 années plus tard, des séries comme « Rescue Me, les héros du 11 septembre » reposent sur les conséquences psychologiques de la vie après le 11 septembre quand on est pompier à New York.

A partir de ce jour-là, tout retour en arrière est devenu impossible. Les séries avaient démontré que, si elles étaient bien écrites, elles pouvaient refléter un drame traumatisant à travers le chemin de vie de personnages qui doivent faire face et se reconstruire.

Suivre à la télévision Al Pacino dans le rôle de Roy Cohn, un bien réel procureur et puissant homme politique américain atteint du sida, c’était devenu possible. Pacino remporta un Emmy Award pour ce rôle, la  série s’appelait Angels in America, comptait aussi Meryl Streep dans sa distribution et devint la mini-série la plus regardée de l’année 2003.
Pour être très rigoureux, c’était aussi dès 1993 qu’avec « Les Soldats de l’Espérance », vous pouviez suivre à la télévision Phil Collins, Nathalie Baye, Richard Gere ou Anjelica Huston retracer l’arrivée de l’épidémie.

France 3, elle, avait décidé de diffuser Angels in America très tard le soir, un vendredi, sans grande publicité.  Et cette frilosité de notre télévision à nous, on la retrouve aussi quand Sandrine Bonnaire incarne Irène, qui accueille chez elle des passants terrifiés. Elle habite en face du Bataclan. Nous sommes le 13 novembre 2015.
Ce téléfilm a pour titre « Ce soir-là et les jours d’après ». Il est écrit par le créateur d’une autre série culte : « Clara Sheller ». Lui aussi tisse, autour du drame des attentats, l’histoire  de destins qui viennent s’entrechoquer. Mais une fois tourné, une pétition demande son annulation et la direction de France 2 va céder à la pression de gens qui n’avaient pas vu la moindre image de la création qu’ils souhaitaient interdire. La diffusion sera donc longtemps retardée.

Dans les pays anglo-saxons, en revanche, les grands moments de notre histoire contemporaine se voient immédiatement « sérialisés ».

Benedict Cumberbatch troque sa tenue de Sherlock Holmes pour celle de Dominic Cummings,  l’homme à l’origine de l’utilisation des données de Cambridge Analytica pour influer sur le vote concernant le Brexit. C’est d’ailleurs le titre de ce téléfilm.  

Mais peut-être préférez-vous Russell Crowe à Benedict Cummberbatch. Lui, il n’est plus gladiateur mais le très controversé directeur de Fox News accusé de harcèlement sexuel sur ses animatrices. La série, terrifiante, a pour titre « The Loudest Voice ».

Mais vous pensez peut-être qu’en vous glissant dans la peau des super-héros comme  les Watchmen, vous  seriez totalement en dehors de la réalité, dans un monde imaginaire ? Grosse erreur. Car là encore on utilise subtilement l’attachement émotionnel envers un enfant, Will. Il se retrouve enfermé dans un coffre par ses parents pour échapper à un massacre. Une tuerie qui n’a rien d’imaginaire mais a été rayée des livres d’histoire : en 1921, une foule de blancs a attaqué les noirs d’un quartier de Tulsa lors d’une émeute raciale sanglante. Il a fallu attendre 2019 pour que la série Watchmen montre cette réalité historique que les américains glissaient sous le tapis.

Vous pensez être plus à l’aise en suivant Kad Merad ? Lui, en mai dernier, il interprétait l’avocat Georges Kiejman dans la première série à retracer le procès suite à la mort de Malik Oussekine, alors âgé de 22 ans, tué par les CRS qui tentaient de mater une manifestation d’étudiants en 1986. D’un seul coup, la fiction française fait oublier sa frilosité passée et aborde un drame devenu traumatisme national.

Vous ne pourrez que vous attacher au docteur Anna Pou, une femme remarquable, héroïque. Pensez donc : quand l’ouragan Katrina s’est abattu sur la Nouvelle-Orléans, son Hôpital Mémorial, a été inondé et coupé de tout : plus d’eau, plus de climatisation, plus d’électricité, aucun secours. Ce n’est qu’au bout de 5 jours que les patients ainsi que toute son équipe médicale ont pu être évacués.
Un destin héroïque… sauf que l’on a retrouvé des morts dans l’hopital. La Dr Pou a-t-elle dû faire euthanasier des patients qui étaient indéplaçables et qui allaient donc mourir à petit feu ? La série 5 Jours à Mémorial retrace cette horreur, ce cas de conscience effroyable.

Je pourrais vous raconter encore plein d’autres destins ballottés lors d’événements historiques que des séries ont mis en avant, mais le plus fort, pour moi, c’est le physicien Valery Legasov. Lui a très vite compris qu’il n’y a pas que de la fumée qui sort de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Lui a tapé du poing sur la table pour hurler à Mikhael Gorbatchev que la catastrophe nucléaire menaçait toute une partie de l’Europe, qu’il n’existait pas de bonne solution et que des sacrifices humains étaient inéluctables. Legasov sait que, exposé aux radiations lui-même, son espérance de vie est très réduite. Et pourtant il ose dire la vérité. Et pose le terrible constat : quel est le prix des mensonges ?

La mini-série « Chernobyl » , en 2019, est une démonstration implacable de ce que la fiction télé peut apporter  de plus qu’un documentaire : entrer dans la tête des personnages, créer un lien entre eux et nous et par là même nous plonger au cœur du drame. C’est un chef-d’œuvre d’une puissance narrative inégalée, sans la moindre concession. Son créateur, Craig Manzin, disait que : 

“la culture est quelquefois le seul moyen de mettre les choses devant les yeux des gens à un niveau émotionnel et une véracité telle qu’ ils ressentiront la nécessité que les choses changent.”

Alors, que vous ayiez décidé d’être le professeur Legasov, la docteur Pou, Kad Merad, Russell Crowe, Benedict Cumberbatch, Meryl Streep, Sandrine Bonnaire ou Al Pacino, que vous vous retrouviez dans les jeunes Will, Billy ou Kunta Kinte,  toutes et tous vous transporteront au coeur du brasier.

Texte & Voix : Alain Carrazé

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