Xavier Dupont de Ligonnès, toute l’histoire !
Secte, rêves brisés, argent, meurtres sauvages, fuite organisée, traque… Tous les ingrédients du pire scénario sont bien réels.
1972, un avion s’écrase dans la cordillère des Andes. Pour survivre, les rescapés vont finir par manger les morts… Une incroyable histoire qui nous pose une question : que sommes-nous prêts à faire… pour vivre ?
Texte : Julie Fiore Voix : Laurence Charpentier
Antonio mord dans le morceau de viande congelée.
Il ressent un haut le cœur. Son corps se contracte dans un spasme. Son cerveau refuse. On ne mange pas de la chair humaine ! C’est LE tabou !
Et pourtant il faut.
Il faut, pour survivre.
Antonio se force. Il avale. Ça passe.
Antonio se penche.
Il mord une seconde fois.
Lire la suiteLa viande ne sent rien, elle n’a pas de goût. Ou alors c’est lui qui n’est plus capable de ressentir quoi que ce soit. Ses sens sont gelés, comme le reste. Comme tout ici.
Antonio relève la tête et regarde discrètement les autres. La plupart d’entre eux sont penchés en avant. Comme s’ils se cachaient. Honteux de leur repas.
Fernando et Rob semblent avoir terminé. Ils se sont redressés. Ils ne disent rien. Personne ne dit rien. Le silence règne en maître ici.
Le vent glacial gifle la carlingue éventrée de l’avion.
Partout…le blanc. Il n’existe plus de couleurs.
Ils sont perdus dans un désert de neige et de glace, entourés de montagnes acérées.
L’avion s’est écrasé il y a dix jours maintenant.
Sur les 45 passagers, 16 sont morts pendant l’accident. 29 survivants donc. Ils ont mangé depuis trop longtemps les quelques bonbons et gâteaux retrouvés dans l’épave. Il leur reste un bouchon d’alcool par jour et par personne. Autant dire rien à part une minuscule poussée euphorique au moment de la brûlure dans la gorge.
Rien ne survit à la neige.
Il faut se résoudre à l’indicible.
Manger les morts… ou mourir.
Il n’a fallu que 10 jours pour en arriver là. Pour briser l’ultime tabou.
10 jours plus tôt. Le vendredi 13 octobre à l’aéroport de Montevideo, en Uruguay.
Antonio a 19 ans, c’est un jeune homme heureux et insouciant. Il vit en Uruguay dans une famille bourgeoise, catholique, aimante.
Il partage son temps avec ses amis et le rugby, sa passion.
Quand Marcello, le capitaine de l’équipe a annoncé une rencontre au Chili, toute l’équipe était surexcitée.
Quelle chance !
Partir entre potes, prendre l’avion, quitter les parents le temps de quelques jours pour vivre sa vie.
Le jour du départ, le vendredi 13 octobre 1972, il fait beau.
Sur le tarmac c’est la fête. Les gars se chamaillent. Insouciants. Ils montent dans le petit avion affrété pour eux. Ils sont accompagnés par le médecin de l’équipe et sa femme, Iliana qui est infirmière.
Quelques membres des familles sont là aussi.
En vol l’ambiance est détendue. Personne n’attache sa ceinture. Tout le monde rit très fort, et se déplace à sa guise. Plusieurs garçons n’ont jamais vu la neige. Ils regardent par les hublots, éblouis par les montagnes immaculées de la Cordillère des Andes. L’enneigement est spectaculaire.
Mais le ciel se couvre. Une tempête approche.
L’avion est secoué.
Antonio regarde les autres. Les voir sourire le rassure. Tout le monde semble trouver ça drôle. Certains passent même d’un côté à l’autre de l’appareil pour accentuer les secousses. On est comme dans un manège !
Pour plaisanter l’un d’entre eux se saisit du micro et lance : « Attachez vos ceintures pour que les cadavres ne se dispersent pas ». Éclat de rire général.
Et les rires s’arrêtent…brutalement…
L’avion subit un trou d’air.
Une chute libre de 200 mètres dans le vide.
Le bruit des moteurs est assourdissant.
Les visages se ferment. Les sourires s’estompent. En un éclair, l’insouciance a disparu. Des prières commencent à s’élever. Antonio panique. Il va mourir un vendredi 13. Il ne reverra jamais plus son père et sa mère. Il pense à eux. Très fort.
Et c’est le crash.
Quand Antonio ouvre les yeux, c’est le grand silence.
A côté de lui, un mort, une femme. L’hôtesse. Il est obligé de lui marcher dessus pour sortir.
La violence du choc a fait éclater l’avion. La queue de l’appareil n’est plus là.
La neige est partout. Comme du sable mouvant, on s’enfonce jusqu’à la poitrine. Comment se peut-il que certains soient déchiquetés quand d’autres ont seulement un œil au beurre noir ?
Quelques heures après le crash, Marcello, le capitaine de l’équipe, prend les choses en main. La nuit va bientôt tomber. Quand ils ont quitté l’Uruguay, il faisait chaud. Ils portent des tee shirt ou des chemises légères. Trouver des vêtements devient vital. Antonio cherche parmi les bagages dispersés autour de l’épave.
Mais les grosses valises sont dans la queue de l’avion qui a disparu.
Marcello tente de rassurer tout le monde. Il est dans son rôle de leader. Les secours vont arriver rapidement, c’est certain !
Le capitaine se charge de rassembler tout ce qui pourrait servir de nourriture : Chocolat, bonbons, alcool, dentifrice, crème de jour, crème pour le corps, eau de Cologne…
Un problème se pose. Comment allumer un feu ici ? La réponse est sans appel : impossible. Aucun combustible dans cette immensité glacée.
Pour se protéger du vent cinglant, et se tenir chaud, il faut utiliser le reste de la carlingue. A l’intérieur, l’humidité et le froid semblent moins intenses. Pour dormir, les meilleures places sont celles du milieu. Par souci d’égalité, Marcello impose de faire tourner les places. Chaque soir, il faudra changer.
A 25 ans, Marcello est un bon capitaine, apprécié de tous. Il sait fédérer. Ce qui le caractérise c’est la douceur avec laquelle il peut donner des ordres. Comme sur le terrain, ici aussi, il se sent responsable des gars.
Les corps des victimes sont déplacés sur le côté de l’avion. Un genre de cimetière improvisé. Les jours passent et les corps gisent là. Inertes. Se recouvrant de neige un peu plus chaque jour.
Au bout du 6ème jour, la faim commence à tirailler les estomacs, et les forces à manquer. La ration de chocolat, le bouchon d’alcool et le dentifrice ne suffisent plus.
Et les cadavres sont là.
Juste là…
Un des membres de l’équipe, Adolfo, ose le premier lancer l’idée.
Et si…on les mangeait ?
Marcello s’oppose. Profaner les corps est inconcevable. Les secours vont arriver, il faut tenir !
Adolfo propose un pacte. Ceux qui le veulent, peuvent dire de leur vivant qu’ils sont d’accord pour être mangés une fois morts…il suffit de l’énoncer clairement maintenant : si je meurs, vous pouvez vous nourrir de mon cadavre.
4 jours passent.
Il arrive que des avions survolent la zone.
les rescapés sont persuadés que ce sont des secours qui les cherchent ! Ils crient. De toutes leurs forces. Mais de là-haut, les avions sont trop éloignés pour les apercevoir. Les survivants dessinent sur la neige un SOS avec les divers objets trouvés.
Les avions passent et aucun ne les repère.
Et puis la sale nouvelle tombe…
Ils ont trouvé une petite radio dans l’épave. Ils écoutent les informations. Ils savent qu’on les cherche.
Mais ce matin du dixième jour, ils apprennent que les recherches sont interrompues. Le monde les abandonne.
Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour espérer un jour retourner dans le monde des vivants.
Mais la première obsession, c’est manger.
L’annonce de la fin des recherches a rabattu les cartes : Ne rien faire c’est accepter de mourir.
Adolfo craque le premier.
Le corps est là. Glacé. Sur le ventre.
A l’aide d’un morceau de verre, Adolfo découpe le pantalon de celui qui était autrefois un ami. Puis, il entaille la peau. La chair apparaît.
Adolfo creuse un peu plus pour découper les fibres du muscle. Tout se fait dans un silence absolu. C’est comme un retour à la vie primitive.
Ensuite, chacun, honteusement, s’isole…et mange.
D’habitude, Antonio et les autres passent l’après-midi près de la carlingue au soleil. Mais aujourd’hui il n’y a pas de soleil. Le vent est cinglant. Tous se sont réfugiés dans le fuselage. Le froid est mordant. Ils sont tétanisés, recroquevillés les uns contre les autres comme des petits êtres fragiles et tremblotants. La situation ne peut être pire.
Et bien si.
Tout à coup, un bruit terrifiant se fait entendre. Comme un troupeau de chevaux au galop. La neige, lourde, s’engouffre partout.
Une avalanche les submerge.
De longues minutes plus tard, le silence s’impose de nouveau. Le vent s’est calmé. Antonio a l’impression d’être le seul survivant. Il est complètement recouvert de neige. Des images du crash défilent devant ses yeux. Puis, sa vie en Uruguay. Il se voit désormais petit, entouré de ses parents dans la maison familiale. Une douce chaleur l’enveloppe. Il se sent bien. Une lumière blanche apparaît. Il a envie de la suivre. Il va mourir…
Mais une main au-dessus de lui creuse la neige qui le recouvre. Il reprend ses esprits. Il suffoque. On le tire de son trou. A la surface, c’est l’enfer. Tout le monde crie. Il est difficile de savoir où chercher. Parfois, en creusant frénétiquement, on peut découvrir un compagnon mort. Cette après-midi-là, 8 amis ont perdu la vie. Dont Marcello.
Le ciel s’éclaircit. Après l’avalanche, sentir les rayons du soleil sur leur peau est un soulagement. Autour d’eux, tout est blanc. Aucun signe de vie. Retour à la case départ.
Les jours passent.
Ils survivent grâce aux morts.
Une nouvelle idée germe dans leur esprit. Un nouvel espoir. Il faut partir à la recherche de la queue de l’avion pour trouver la batterie de la radio et pouvoir, peut-être, avertir le monde qu’ils sont encore en vie.
Pour partir en expédition et monter le col de la montagne, il faut 3 volontaires. Nando, un autre membre de l’équipe, est le premier à vouloir partir. Deux raisons essentielles le poussent à vouloir absolument quitter le campement. La première, c’est de dire à son père qu’il est toujours en vie. La seconde : il ne souhaite pas toucher aux corps de sa mère et de sa sœur.
Antonio et Roberto sont les plus costauds du groupe. Ils acceptent d’aller chercher la queue de l’avion. Plusieurs jours avant le départ, le trio est choyé. Tout d’abord avec une ration de nourriture en plus. Il faut rassembler beaucoup d’énergie pour espérer monter le col de la montagne. Marcher sans vraiment savoir où aller. Les meilleures places pour dormir leur sont aussi réservées et le groupe s’affaire pour leur confectionner des vêtements et affronter la montagne.
On découpe aussi des réserves de viande sur les corps.
Au matin du 36ème jour, à 6h, Antonio, Nando et Roberto sont prêts.
Ils partent.
A chaque pas, ils s’enfoncent un peu plus dans la neige. Les autres ne les quittent pas des yeux. Sur leurs épaules : l’espoir. Celui de quitter cet enfer blanc.
Tous sont catholiques. Les prières et la communion du groupe participent à tenir le coup. La colère et l’injustice frappent parfois à la porte de la foi. L’indignation aussi. Souvent. Comment Dieu peut-il décider de leur faire subir une telle épreuve ?
Comment Dieu peut-il les pousser à dévorer leurs amis ?
Antonio se questionne. Son souffle se fait plus rare à mesure qu’il gravit le col.
Après quelques jours de marche, la queue de l’avion est enfin retrouvée. Plusieurs valises sont encore là.
Quand Antonio ouvre la sienne, l’odeur de ses vêtements le renvoie directement à la maison. Une profonde inspiration et tout se dessine parfaitement devant lui. Son pays. La beauté naturelle de sa mère. La lumière. L’odeur de la viande sur le gril…
Ils retrouvent aussi les fameuses batteries mais sont incapables de les réparer. Ils restent 8 jours sur place.
Le retour au campement sans les batteries est une nouvelle épreuve pour le reste du groupe. Plus les jours défilent, et plus l’espoir s’envole. Antonio et les autres continuent de confectionner des outils avec les débris de l’avion. Mais leur organisme commence à lâcher. Les forces disparaissent. Antonio observe d’un coin de l’œil son copain Roy. Il regarde son teint blafard, le creux de ses joues, ses cuisses rachitiques. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Avant la catastrophe, Roy était un gaillard de 84 kilos. Antonio tente d’estimer son poids. A vue d’œil, aujourd’hui à peine 40.
A côté de lui, José n’a même plus la force de se lever. Il se fait dessus. Et il s’en fout. Le quotidien est désormais rythmé par la mort des plus faibles et le silence de la montagne.
Décembre arrive à grand pas et avec lui, l’été austral et le dégel sur la Cordillère des Andes.
Le matin du 12 décembre 1972, à 6h30, Nando, Antonio et un troisième membre de l’équipe de rugby, Canessa, partent pour une ultime expédition.
Sans autre équipement que leurs chaussures de rugby, des couches de chaussettes et de pulls, le trio s’engage dans cette folle ascension.
Ils emportent bien sûr une nouvelle réserve de chair humaine, découpée et emballée…
Ils décident de défier la montagne par l’ouest. Le vent est glacial, le soleil paralyse leurs yeux. Mais peu importe. Les 3 hommes sont bien décidés à revenir avec les secours. Leur atout ? Une énorme bâche trouvée dans la queue de l’avion. Elle est redoutablement efficace contre l’humidité.
Au bout du 3ème jour de marche, affaibli, manquant d’oxygène, Antonio se blesse à la jambe. Il doit faire demi-tour.
C’est seul, ne comptant que sur son courage, qu’il doit parcourir le chemin inverse, en direction du campement.
Après plusieurs jours de marche vers l’ouest, Nando et Canessa arrivent enfin de l’autre côté du sommet.
C’est la consternation. Le silence est royal. Le blanc toujours dominant. Pas de vert. Rien d’autre qu’un enchaînement de montagnes. Les deux hommes sont désespérés.
Quand le désespoir est trop grand, tu t’arrêtes quelques instants et tu regardes les solutions qui s’offrent à toi. Pas beaucoup de choix. Rester là et mourir en laissant les autres ou continuer de marcher. I
Ils décident de continuer. De s’enfoncer dans la neige encore et encore. Tant pis si les jambes sont gelées, les pieds frigorifiés, et le souffle court.
Après 8 jours de marche Nando et Canessa n’en croient pas leurs yeux.
Des mottes d’herbes émergent de la neige !
La vie est donc présente ici. Rassemblant leurs dernières forces, ils entreprennent de descendre le long de la rivière.
De l’autre côté de la rive, deux hommes à cheval. Ce sont des bergers qui surveillent leur troupeau.
La force du cours d’eau empêche de traverser. L’un des bergers a alors l’idée d’envoyer, à l’aide d’un caillou, un papier et un crayon.
Les deux rescapés écrivent quelques mots qui disent l’essentiel : « Nous venons d’un avion qui s’est écrasé dans la montagne. Nous marchons depuis dix jours. Près de l’avion, il y a quatorze blessés. » et renvoient le papier.
Ils remontent la rive et trouvent un passage.
Les bergers ont bien du mal à croire leur histoire.
Survivre 72 jours dans la haute montagne sans équipement, c’est impossible. Mais ils appellent des renforts qui arrivent quelques heures plus tard.
Le lendemain matin, Nando et Canessa accompagnent les secours dans l’hélicoptère. Après avoir survolé de nombreux sommets, les pilotes échangent dans leur casque. Pour eux, c’est clair, les gamins sont perdus. Leurs camarades ne peuvent pas se trouver aussi haut et aussi loin.
Mais Nando et Canessa le savent. Ils ne sont pas perdus. Il faut leur faire confiance. Finalement, le pilote repère l’épave de l’avion, qui depuis cette altitude ressemble à un rocher.
Les 16 derniers survivants sont à plus de 4 000 mètres d’altitude.
A Montevideo, quelques jours plus tard, les survivants donnent une conférence de presse dans l’enceinte de leur club de rugby. Des milliers de personnes sont présentes.
Comment ont-ils pu survivre 72 jours ? Il faut bien aborder le sujet tabou.
C’est Pancho Delgado, 24 ans, qui raconte.
Je le cite :
« Nous nous sommes dit que si le Christ avait offert son corps et son sang à ses apôtres, il nous montrait le chemin, prendre son corps et son sang incarnés dans nos amis morts. Ça a été une communion intime pour chacun de nous. C’est ce qui nous a aidé à survivre ».
Le lendemain, un quotidien chilien titre en Une « Cannibalisme justifié, que Dieu les pardonne ».
Dans un premier temps, le Pape Paul VI condamne le cannibalisme. Mais peu de temps après, il revient sur sa décision et finit par les absoudre, tout comme les églises chiliennes et uruguayennes.
Les survivants sont retournés sur le site de l’accident pour enterrer sous des pierres les corps de leurs compagnons décédés. Un lieu qu’ils ont marqué d’une croix.
50 ans plus tard, elle y est toujours.
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