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COCTEAU & PICASSO – ILS SE SONT TANT ÉCRIT…

COCTEAU & PICASSO – ILS SE SONT TANT ÉCRIT…

Texte : Gaelle Le Scouarnec Voix : Françoise Cadol

Malgré la chaleur, Jean Cocteau est engoncé dans un costume cravate. Il semble perdu au milieu de la foule qui se presse pour obtenir un autographe. Pablo Picasso au contraire est décontracté. Il est en short, habitué et heureux d’être le centre de l’attention. 

Les deux monstres sacrés sont l’attraction du jour. Le poète touche-à-tout aux créations étranges. Et le peintre des figures irréelles, aux yeux et aux nez de travers.

On est à l’été 1955 et dans la petite commune de Vallauris, située entre Cannes et Antibes, c’est l’effervescence. L’espagnol amoureux de la région y organise une « corrida ». Un spectacle de son pays natal. 

L’arène est tapissée de sable. La danse du taureau et du torero fait monter des volutes de poussière. L’animal s’anime devant les couleurs vives et l’homme en profite, il le taquine, il le rend fou.

Le jeu est inégal, féroce… Comme la relation de Cocteau l’admirateur et de Picasso, le facétieux. Pourtant, les deux stars du monde des arts se sont aimées. Leur amitié a même duré 50 ans.

Peut-être parce qu’elle a pris racine dans un secret, une tragédie de leur enfance…

Cette histoire, elle commence à Paris, en 1915.

Quand on est artiste, c’est là qu’il faut être pour montrer son talent, briller et réussir. Il faut fréquenter les bars, les restaurants, les lieux qui grouillent d’idées nouvelles et d’avant-garde, de mécènes, de collectionneurs…

Jean Cocteau a 26 ans. Le jeune bourgeois a publié quelques poèmes et il les déclame dans les salons parisiens. Son talent d’orateur et sa folie élégante séduisent de grands écrivains, des peintres, des chorégraphes…

De son côté, Pablo Picasso a 34 ans. Il a quitté l’Espagne et s’est installé à Paris il y a 10 ans. Il est exposé, il vend, il est connu. Il a peint une série de toiles bleues puis une autre, roses. Il a scandalisé le monde des arts avec Les Demoiselles d’Avignon. La toile aux femmes dénudées et géométriques, avec en guise de tête : des masques africains… Il bouscule les conventions, il incarne une rupture, la révolution du cubisme.

Cocteau est fasciné. Il veut rencontrer ce Picasso et faire partie de son élan artistique. Il prend la plume et lui écrit. Il faudra plusieurs lettres pour que le peintre daigne répondre. 

L’espagnol consent à le rencontrer et finalement, il est séduit. Ou flatté d’être l’objet d’une telle admiration, d’une telle dévotion. 

Ensemble, ils arpentent les rues de Paris. Cocteau réalise des clichés en noir et blanc de Picasso qui pose en dandy. Il est entouré de ses amis, avec une casquette sur la tête, une pipe au bec, une canne à la main, à la terrasse d’un bistrot, devant le métro… Les photos d’une vie qui échappe à la guerre, la Première, celle de 14.

Jean et Pablo fréquentent La Table des artistes, à Montparnasse. À première vue, ils forment un drôle de duo. L’espagnol est petit, trapu. Il a la peau burinée comme un homme de la terre. Le français est grand et mince, il est pâle, ses traits sont fins et sa santé fragile. Picasso parle peu, il a confiance en lui, il est même arrogant. Cocteau est un homme de lettres délicat et verbeux. Il veut être aimé, il est inquiet des autres, de tout. Ils sont opposés, alors d’où leur vient cette complicité ? 

De leur passé sans doute. Picasso a perdu sa sœur quand il avait 14 ans et à 20 ans, son ami Carlos Casagemas s’est suicidé. Quant à Cocteau, son père s’est tiré une balle dans la tête quand il avait 9 ans. Il voulait être peintre… Comme Picasso. 
Secrètement, leur amitié prend racine dans une fraternité de la douleur. Pablo a retrouvé un parent, un ami. Et Jean… Une figure masculine forte qui ne le quitterait pas.

Ils échangent des idées. Cocteau est un poète qui flirte avec le pictural. Picasso est un peintre qui flirte avec la poésie. Ils se complètent, ils s’inspirent l’un et l’autre. 

Au début du XXe siècle les ballets russes font un tabac dans les grandes salles de spectacles parisiennes. Les couleurs, la sensualité, l’exotisme… Le public en raffole et une idée vient à Cocteau. Il va monter un ballet expérimental, cubiste. Il veut réunir des génies : Diaghilev fera les chorégraphies, Satie la musique, Pablo les costumes, le décor et le rideau de scène, Apollinaire rédigera le programme. Le peintre se fait désirer, il demande à Cocteau de réécrire le livret, il impose ses conditions… Mais enfin le marché est conclu.

En février 1917, ils vont monter le spectacle à Rome car la guerre pousse les ballets russes jusqu’en Italie. Pour eux, une nouvelle vie commence. L’aventure, la bohème romaine… Une lune de miel amicale entre Jean et Pablo. 

Cocteau regarde les hommes, Picasso dévore les femmes. À Rome, il s’éprend d’une danseuse, la russe Olga Khokhlova. Un an plus tard, Cocteau sera le témoin du mariage. Le peintre s’émerveille de l’Italie. Il travaille mais la nuit, il écume la ville avec son acolyte. Ils se rendent aux ballets, aux expositions. Ils rencontrent l’avant-garde italienne. Ils font même un voyage à Naples qui marque le peintre. 

En pleine guerre mondiale, ils semblent se réfugier dans une parenthèse. Durant ce voyage qui scelle leur amitié, Cocteau dessine Picasso de profil, avec une pipe. Picasso dessine un grand Cocteau majestueux, drapé dans une toge.

À quelques jours de la première de Parade. Picasso finit le rideau de scène du spectacle. L’œuvre est monumentale, la plus grande de sa carrière : haute de 10 mètres et large de 16.

Après trois mois, la pièce est prête. Direction Paris… 

Le 18 mai, le Théâtre du Châtelet est complet. Le lourd rideau se lève. Les créatures étranges imaginées par Cocteau et Picasso prennent vie. Des personnages comme des statues aux formes cubistes font leurs numéros. Le ballet dure moins de 30 minutes. Il est absurde et féerique. Le public ne comprend pas cette légèreté. La guerre des tranchées occupe les esprits. Les artistes sont hués et même menacés. 
Parade est un échec. Mais le ballet marque à tout jamais l’histoire de l’art et le lien entre Jean et Pablo. Ensemble ils ont réussi, ils ont monté ce projet fou.

Les Enfants Terribles. C’est le titre d’un célèbre roman de Jean Cocteau. Les Enfants Terribles, c’est un peu Cocteau et Picasso. Des débuts difficiles, une extase amicale, une brouille épouvantable, des retrouvailles solaires. En 50 ans, ces frères de cœur ont eu des mots, heureux et malheureux. Ils se sont écrits toute leur vie. On a retrouvé : 280 lettres de Cocteau, 50 seulement de la part de Picasso. 

D’abord Jean a pressé Pablo de son admiration. Plus le poète insistait, plus le peintre se drapait dans l’indifférence. Le génie puissant ne répondait pas. 

Samedi 25 septembre 1915,

Mon cher Picasso, il faut vite peindre mon portrait parce que je vais mourir. (…)

J’écris beaucoup de choses sur vous pour New York. Soyez heureux.

Je vous serre la main, vous aime et vous admire de tout cœur.

Jean Cocteau

Mais l’amour inconditionnel a crevé l’armure du cubiste. Avec le temps, Pablo s’est laissé aimer. Il a aimé à son tour. 

Biarritz, 22 août 1918 : « Mon cher ami (…) J’aime beaucoup ta mère qui te ressemble. Viens pour quelques jours, quelques heures si tu veux. Je travaille, fais des portraits aux terrasses des cafés, des dames cubistes dans des fauteuils, des Pierrots et des arlequins. Des amitiés d’Olga et de moi. Ton Picasso » 

« Ton Picasso ». Ces lettres laissent un témoignage émouvant. L’empreinte d’une amitié comme une histoire d’amour qui a connu le meilleur et le pire.

En 1919, Cocteau publie : Ode à Picasso. Un recueil de poèmes dédié au génie du peintre, comme une offrande sur l’autel d’un dieu. L’histoire ne dit pas la réaction du maître. Mais l’agacement n’est pas très loin.

Dans les années 20, Picasso fréquente les surréalistes qui détestent Cocteau. Pour eux, il représente un classicisme bourgeois, un vieux monde.

En octobre 1926, dans le journal L’Intransigeant, Picasso critique l’œuvre de son ami : « Cocteau, c’est une machine à penser (…) S’il pouvait vendre son talent, nous pourrions aller toute la vie à la pharmacie acheter un cachet de Cocteau sans arriver à épuiser son talent. »

L’humour cruel… Jean est effondré. «Mon cher Picasso, j’ai mesuré hier à l’écroulement de ma vie, l’amour que j’avais pour toi. (…) Tu as parlé de moi qui t’adore, qui suis prêt à mourir pour toi (…) Je souffre tellement que je voulais me tuer. » 

Ensuite : 10 ans de silence. De la part de Pablo. Jean, lui, continue d’écrire. Une lettre par an. Il n’abandonne pas. Il ne renonce jamais.

Dans cette période, ils rencontrent tous les deux le plus grand succès de leur carrière. En 1937 Pablo peint Guarnica. En 1938, Cocteau triomphe avec la pièce de théâtre Les Parents Terribles. Il est amoureux fou de son acteur : Jean Marais. Picasso est intrigué par l’Apollon qui a ravi le cœur de son ami. Est-il jaloux ?

Pablo vient applaudir l’acteur et pour Jean c’est suffisant. Il pardonne et leur amour reprend.

Avec la Seconde Guerre mondiale, Paris se vide une nouvelle fois. Quant à Jean et Pablo, leur amour reprend dans les mêmes circonstances qu’il y a 20 ans. Comme s’ils devaient apprivoiser la solitude.

En 44, ils fêtent la Libération ensemble. En 45, Cocteau dessine La Colombe de la paix. En 49 c’est au tour de Picasso de représenter cet oiseau pour l’affiche du Congrès de la paix. Une œuvre en miroir et le symbole d’une hache de guerre définitivement enterrée. Ils ne se quitteront plus. 

À la fin des années 40, Pablo part pour le sud de la France. Le peintre aime la Côte d’Azur. Il y vivra 27 ans. De 1946 jusqu’à la fin de sa vie, en 1973. Plusieurs villes et villages, plusieurs femmes, des centaines d’œuvres…

En 48, il s’installe à Vallauris. La petite commune lui inspire quelques toiles où les habitations se fondent dans la végétation. Il peint deux œuvres monumentales qui couvrent encore les murs de la chapelle de Vallauris : Guerre et Paix. L’artiste espagnol se met aux céramiques dans l’atelier Madoura. Il crée des assiettes, des plats, des vases, des pichets… Il marque la Riviera d’une création abondante. 

Le climat chaud, la lumière, le bleu profond de la Méditerranée… Picasso semble heureux. Il prend la pose comme un éternel vacancier. On trouve plusieurs clichés de lui en marinière, en short, en espadrilles, en chemise à fleurs ouverte et même en slip. Ses cuisses éternellement musclées, sa peau éternellement bronzée.

Cocteau n’est pas très loin. Il a eu la même idée : quitter Paris. Ou alors, il a simplement suivi le soleil, en suivant Picasso. Le créateur de Parade pose ses valises à Saint-Jean-Cap-Ferrat. 

Et les voici jouant un nouveau chapitre. 

Le dernier. 

Le poète et le peintre sont plus intimes que jamais. Ils sont comme les sujets d’une carte postale riante. Ils se retrouvent sur le cap d’Antibes. Cocteau fait partie de la famille, il rejoint Picasso et son clan sur la plage, en voilier. Ils assistent à une corrida à Vallauris et s’amusent comme deux garnements…

En 1960, Jean fait un coup ultime. Il laisse un testament pour la postérité. Le Testament d’Orphée. Dans ce film, il met en scène son propre enterrement et Picasso est figurant. 

Finalement, leur amitié est une œuvre, une performance qu’ils jouent totalement, jusqu’au bout. 

En 1962, un an avant sa mort, Cocteau publie un livre. Il écrit sur le peintre et des lithographies signées par Picasso ponctuent le texte. Cette fois, l’hommage est réciproque. 

Son titre : « Avec Picasso de 1916 à 1961. » résonne comme une épitaphe. 

« Avec Picasso » … car avec lui, malgré tout, Jean ne fut jamais seul.

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