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BLACK FRIDAY, DES SOLDES ET DES MORTS.

BLACK FRIDAY, DES SOLDES ET DES MORTS.

Vendredi 28 novembre 2008. New York.

Ce matin-là, Jdimytai Damour, 34 ans, a du mal à sortir de son lit. 

Dehors, il fait nuit et froid. 

Son réveil indique 4 heures du matin, il sait qu’il ne doit pas traîner. 

Depuis quelques jours, il bosse comme homme de ménage dans une grande surface, un magasin Walmart.

Jimbo, c’est ainsi que le surnomme ses amis, est un type qui ne passe pas inaperçu. Il est grand, très grand et costaud. Avec ses plus de 120 kilos, on peut dire qu’il en impose.  

Mais derrière ce physique impressionnant, ses proches connaissent la réalité du personnage : Son grand cœur, sa générosité et son sens de l’humour. 

Pourtant, ce matin, Jimbo n’a pas envie de rire. Il est juste fatigué et lassé de ses jobs précaires, mal payés. 

Il traverse le Queens, Garden City puis Farmingdale et arrive enfin devant son lieu de travail, le Walmart de Long Island.

C’est là que Jimbo va mourir.

Tué par le Black Friday.

Ils sont déjà un peu plus de 2000 à attendre devant les portes vitrées du magasin.

La plupart sont arrivés la veille au soir. 

Jimbo entre par une porte de service. 

À l’intérieur, tout est déjà prêt. Des rangés de produits à perte de vue. Des télés, des consoles de jeux, des téléphones, des chaises de jardins, des ordinateurs, des meubles, du matériel de camping…tout et n’importe quoi.

Chaque objet arbore son étiquette fluorescente annonçant sa promotion exceptionnelle du jour. 

Parfois, il écrit moins 90% !

90%…

Peu à peu, une rumeur circule dans la foule, l’atmosphère devient électrique…le magasin va bientôt ouvrir ses portes !

Chacun se prépare, il va falloir aller vite, être plus rapide, plus habile…plus violent que son voisin. 

La foule s’amasse de plus en plus, se collant aux grandes portes coulissantes en verre. 

Jimbo et d’autres employés se tiennent derrière. Ils ont pour ordre d’ouvrir à 5h pile, soit dans quelques petites minutes. 

Tout d’un coup, dans un fracas effroyable, les immenses portes vitrées se brisent. 

Jimbo est projeté au sol. 

Il tente de se dégager mais la foule se précipite, le piétine, l’écrase littéralement. Des centaines de personnes se mettent à courir dans tous les sens, dans une ivresse incontrôlable. 

Après tant d’attente et d’envie, elles réalisent enfin leur rêve : Pénétrer dans le paradis de la consommation.

Les secours arrivent rapidement. 

Jimbo décède à l’hôpital, une heure plus tard. 

Quatre autres personnes seront blessées et hospitalisées, dont une femme enceinte. 

L’une des clientes présentes ce jour-là parle de sauvagerie. Quand on leur a dit qu’on devait tout arrêter parce qu’un homme était mort, les clients n’ont pas voulu partir. Ils faisaient la queue depuis des heures. Pas question d’abandonner. Et tant pis pour le mort.

Tant pis pour Jimbo.

Ce 28 novembre 2008, plus de 128 millions d’Américains se sont rués dans des magasins pour célébrer un Black Friday, qui n’a tristement jamais aussi bien porté son nom.

En 2017, aux États-Unis, le Black Friday a réalisé en quelques heures un chiffre d’affaires de 58 milliards de dollars. 

En France, un record historique de transactions bancaires est atteint en 2018 avec plus de 50 millions de transactions réalisé le jour du Black Friday. 

Cette journée de soldes est incontestablement celle de tous les superlatifs et de tous les excès. 

Les slogans les plus repris sur les devantures de magasins sont : 

« Achetez plus pour économiser plus », « Le meilleur moment de l’année », ou encore « Soyez un acheteur heureux » ! 

Certaines enseignes accueillent les acheteurs de 4 heures du matin jusqu’à 22h. Nombreux sont les clients qui prennent place, dans les longues files d’attente, plusieurs jours avant l’évènement. 

Le record est détenu par deux Californiennes qui se sont installées 22 jours avant la date fatidique devant un magasin de la chaîne BestBuy. Leur rêve ? Acheter une télé à prix réduit.

Aux États-Unis, le Black Friday est de loin le jour de l’année le plus lucratif pour les commerçants. 

Il est aussi logiquement le plus coûteux pour les consommateurs en recherche d’économies…

Mais peu importe les montants dépensés quand le sentiment de faire des affaires, et donc paradoxalement de gagner de l’argent, prédomine. 

Ils sont plus de 150 millions d’américains à économiser des mois à l’avance pour dépenser un maximum le jour du Black Friday. 

Et pour inciter encore un peu plus à l’achat, l’évènement dure désormais de plus en plus longtemps. 

Il s’est étendu au week-end suivant, jusqu’à s’étaler sur la semaine complète. Et souvent, dès les jours précédents, des offres apparaissent sur internet. 

De nombreux pays l’ont ainsi renommé le « Black Fiveday ».  5 jours au lieu du seul vendredi.

Est arrivé aussi, le lundi suivant le « Cyber Monday » qui concerne principalement les ventes sur Internet en France.

Selon les organisateurs, cet évènement est celui qui offre les réductions les plus importantes, avec des baisses de prix allant jusqu’à -90% sur certains produits. 

Le résultat de ces promesses alléchantes ? 

Une irrationnelle euphorie collective. 

Des humains se transformant pour quelques heures en acheteurs compulsifs. 

Il faut dire que le marketing est passé par là, et a mis en place ses stratégies les plus payantes. 

L’une des trouvailles des communicants est l’utilisation du principe de « gamification ». Appelé aussi « ludification ». Son but est d’apporter un côté « fun » à cette journée, pour la rendre plus engageante et plus amusante.

Car, plus une activité devient divertissante, et plus on augmente l’investissement et la motivation de ceux qui y participent. 

Ce qui nous pousse à dépenser toujours plus.

Cette journée de promotions est devenue un véritable événement récréatif. 

On ne va pas « dépenser de l’argent », on ne va pas « faire des achats », on va « faire » le Black Friday, comme on irait faire une attraction stimulante et valorisante. 

Cette journée est « vendue » comme un jeu, avec ses perdants et ses gagnants. 

Comme pour les courses de vitesse, un top départ est ritualisé au moment de l’ouverture des portes des grands magasins. Parfois des ballons et des confettis s’invitent à la fête. 

Si participer à un jeu collectif apporte habituellement du plaisir, le Black Friday est pourtant souvent une source de stress et d’énervement. 

Les acheteurs deviennent, sans s’en rendre compte, victimes de ce que l’on appelle le « Fomo », acronyme de Fear Of Missing Out, que l’on peut traduire en français par : La peur de rater quelque chose. 

À ce petit jeu, il faut être malin. Plus que son voisin. Devenir un acheteur rapide, organisé, pour terminer sa journée, ses sacs encore plus remplis que ses concurrents. 

Le grand gagnant étant celui qui achète le plus d’objets, et surtout ceux avec les plus importants rabais. Autrement dit, le vainqueur est le champion de l’accumulation. 

Ou comment se faire valoir, grâce à ses avoirs… 

Aujourd’hui, cette « fête » commerciale née aux États-Unis, s’est exportée un peu partout dans le monde. 

En France, l’évènement débarque en 2010. Il se déploie d’abord sur Internet puis s’étend aux magasins physiques. Si tous les secteurs sont aujourd’hui concernés, il touche toujours prioritairement les produits technologiques et l’électroménager.

Chez nos cousins québécois, il s’appelle le « vendredi fou » et propose des remises sur presque tout, comme les abonnements de salles de sport, les loisirs culturels, les transports en commun.

Les Suisses eux ont attendu 2014, c’est Manor, l’une des plus grandes chaînes nationales de magasins qui donne le coup d’envoi en étant le premier à y participer. 

Cette même année 2014, l’Espagne s’y met aussi, en proposant des réductions entre autres sur des services comme les soins esthétiques ou les menus des restaurants. 

Au Mexique, on l’appelle « El Buen Fin », ce qui signifie « la bonne fin », tandis qu’aux Emirats Arabes Unis, il est le « Vendredi blanc ».

Si le nom change, le principe est toujours le même : annoncer des promotions exceptionnelles pour vendre, vendre encore, vendre toujours, vendre plus.

Parfois, l’engouement du public est tel, que la fête s’annonçant bon enfant se transforme en véritable pugilat. 

On compte les morts du Black Friday. Sur le site Black Friday Death Count. Depuis ce premier drame du 28 novembre 2008 à Long Island, il y a eu au total : 12 morts et 117 blessés. 

Parmi eux, beaucoup sont victimes de sprays d’auto-défense au poivre, utilisés pour passer devant tout le monde…

Mais au fait, d’où vient toute cette histoire ? 

Les versions sont nombreuses, les explications les plus probables y côtoient les rumeurs les plus extravagantes. 

Parmi les plus farfelues, on a pu entendre il y a quelques années que l’expression Black Friday venait du 18ème siècle. Aux États-Unis, le vendredi était le jour de la semaine où les esclaves noirs étaient vendus. Hypothèse rapidement réfutée par les historiens.

Plus sérieusement, elle pourrait venir du krach boursier de l’or, survenu sur le marché américain le 24 septembre 1869. Un certain vendredi, considéré alors, à juste titre, comme un vendredi noir.

Selon certains, le terme de vendredi noir viendrait de la couleur noire de l’encre utilisée par les commerçants, pour enregistrer leurs bénéfices, le rouge servant à inscrire leurs pertes.

Il a aussi été dit que l’utilisation de la couleur Noire viendrait pour contrebalancer l’expression utilisée par les vendeurs se disant être « dans le rouge » quand ils avaient un chiffre d’affaires déficitaire.

D’autres donnent à son nom une origine plus récente, les années 50. Nombre d’entreprises constatent alors un taux d’absentéisme record le jour suivant Thanksgiving. 

Des employés se déclaraient malades pour s’offrir un week-end prolongé, d’où un Black Friday pour les sociétés. Son nom pourrait aussi être en lien avec les embouteillages monstrueux que le pays connaît depuis bien longtemps le lendemain de la fête de Thanksgiving.

Quant à l’origine de son principe d’événement commercial, il pourrait remonter aux années 1930. Des commerçants l’auraient instauré pour redynamiser l’économie, suite à la grande dépression de 1929. 

Ce qui est certain, c’est que le jour du Black Friday est depuis toujours fixé le lendemain de la fête de Thanksgiving, qui a lieu chaque année le dernier jeudi du mois de novembre. 

C’est l’occasion pour beaucoup de faire le pont le vendredi et de profiter d’un long week-end pour commencer les achats de Noël qui approche. 

Et quoi de mieux qu’une journée de supers promotions pour stimuler l’achat ?

Le Black Friday est « une journée de promotions exceptionnelles ». 

C’est ce que rabâchent ses organisateurs, mais est-ce bien la réalité ? 

Des associations de consommateurs ont examiné les prix de milliers d’articles vendus ce jour-là sur les 20 plus grands sites de commerce en ligne en France. Ils ont comparé les tarifs soldés à ceux pratiqués la semaine précédente. 

Le résultat est stupéfiant. La moyenne des réductions réelles est légèrement inférieure à 2%. 

Où quand l’annonce de réductions mirobolantes se solde par un rabais mesquin. 

Tout ça pour ça… 

Parallèlement, en 2013, l’hebdomadaire Daily Cougar dénonce les pratiques abusives de constructeurs de matériel high-tech. 

Ils fabriqueraient des produits de moins bonne qualité spécifiquement pour le Black Friday.

Ainsi, même avec des tarifs de ventes plus bas, les marges des vendeurs restent identiques voire deviennent supérieures.

Le Black Friday est aujourd’hui le symbole mondial de la surconsommation.

Les produits les plus vendus ? Les vêtements. On en achète 60% de plus qu’il y a 20 ans. 

Le lieu le plus fréquenté durant cette journée ? Les sites internet. Amazon, à lui seul, a représenté 55% de toutes les ventes du Black Friday en 2020. 

La majorité des employés du site travaillent entre douze et seize heures par jour durant cette période. 

Le Black Friday révèle un autre constat préoccupant : la valeur d’une personne est définie par les biens matériels ou financiers qu’elle accumule.

Nous sommes ce que nous possédons.

Tu ne possèdes rien, tu n’es…rien.

Et, corollaire, plus on achète d’objets, plus on en jette. Et comme on les garde moins longtemps, on les jette plus vite. 

En 15 ans, la durée d’utilisation de nos achats a été divisée par deux. 

En cause, entre autres, leur qualité de plus en plus médiocre, expliquée par leur bas coût. 

Mais acheter à si bas prix coûte en vérité très cher, socialement et écologiquement. 

La fast fashion, la mode rapide, en est la représentation la plus évidente. Son principe est aussi efficace commercialement que nocif pour la planète. 

Certaines enseignes low cost sortent jusqu’à 36 collections par an, contre 4 pour une marque de mode classique.

On renouvelle le stock 36 fois dans l’année ! Tous les dix jours !

Face aux dérives multiples dont le Black Friday est le symbole, quelques-uns protestent.

Des activistes anti-consommation ont imaginé le « Buy Nothing Day » (Le jour sans achat) précisément le jour du Black Friday. 

Des associations de défense de l’environnement, comme Extinction Rebellion, Green Alliance ou Youth For Climate, organisent tout au long de cette journée des manifestations devant des lieux commerciaux à travers le monde. 

GreenPeace, de son côté, incite à transformer le Black Friday en Green Friday, n’effectuer aucun achat ce jour-là est le meilleur geste à faire pour la planète. 

La CAMIF, elle, ferme son site de vente en ligne pour 24h tous les Black Friday.

Mais ces prises de position restent souvent inaudibles.

Chaque année…nous achetons…toujours plus.

À notre décharge, il faut constater que nous sommes constamment sollicités, parfois sans même en avoir conscience. 

La tentation est partout : sur les affiches et les écrans, dans la rue, sur la route, dans le bus ou le métro, lorsque nous écoutons la radio, regardons la télé, allons au cinéma…mais aussi sur internet, sur les réseaux sociaux ou sur les sites d’informations… de toute part, des messages publicitaires apparaissent sans cesse. 

Avant même l’écoute de ce podcast, vous avez peut-être entendu une pub audio… 

En moyenne nous recevons  1200 communications de marques par jour.

1200 pubs par jour !

Et ce n’est pas tout. Arrive le neuromarketing. L’utilisation des neurosciences cognitives pour nous pousser à acheter. Je cite un connaisseur en matière de publicité, Frédéric Beigbeder qui écrit : « Ce qu’on appelle la société de consommation devrait être appelé société de la tentation ».

Pourquoi cédons-nous aux tentations ?

Ceux qui nous poussent à consommer nous connaissent bien.

Ils savent.

Plusieurs leviers sont à leur disposition.

Le plaisir.

Acheter provoque un plaisir, fugace il est vrai, mais bien réel. 

Les psychologues appellent cela « L’achat doudou ». 

Quand nous n’allons pas bien, que notre moral est en berne, l’achat amène du réconfort, on a l’impression de prendre soin de soi, de se faire du bien. 

Nous sommes apaisés un court instant. 

L’achat nous détourne alors de nos soucis, tristesses et frustrations. 

Mais c’est une drogue dure. 

L’effet est si éphémère qu’il faut vite de nouveau acheter pour retrouver ce petit moment de détente.

Parfois nous achetons pour l’autre. 

C’est un moyen de lui prouver notre amour, de lui montrer combien on tient à lui, une façon aussi de se valoriser en mettant en avant notre générosité. 

L’acte d’achat répond aussi à une anxiété illusoire. La peur de manquer.  Alors nous entassons des biens.

Et puis, acheter, c’est se faire accepter par les autres, par le groupe social auquel nous souhaitons appartenir. Nous choisissons une voiture, des vêtements, des vacances pour l’image qu’ils donnent de nous plus que par véritable choix.

C’est de cette liberté de choix que le marketing et son sommet, le Black Friday, nous privent.

Si nous la retrouvons, c’est un cauchemar pour les fabricants et les vendeurs qui ne sont rien sans nous, les acheteurs. Comme le disait le grand philosophe du 20ème siècle : Michel Colucci, surnommé Coluche : « Quand on pense qu’il suffirait que les gens arrêtent d’acheter des conneries…pour que ça ne se vende plus ».


Texte : Bertrand Bichaud / Voix : David Kruger

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