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NUCLÉAIRE – RADIUM GIRLS, Les femmes sacrifiées

NUCLÉAIRE – RADIUM GIRLS, Les femmes sacrifiées

Été 1920 dans l’État du New Jersey non loin de New York. 

Le soleil se couche sur la petite ville d’Orange. 

Grace pousse un soupir de contentement. 

Elle a bossé dur cette semaine.  

Demain c’est le weekend et elle n’a qu’une seule envie :  s’amuser!  

Normal lorsqu’on a 21 ans. 

Quelques copines du boulot sont partantes pour l’accompagner. Où iront-elles… ? Dancing, Cabaret, Cinéma ? Elles ont l’embarras du choix !

La nuit tombe, lorsque les filles se retrouvent au grand complet. 

Bras dessus bras dessous, la bande se met en route. Quelques têtes se retournent sur leur passage. 

Grace jubile. 

Pas besoin d’acheter une robe coûteuse pour se faire remarquer. Les filles ont sous la main un produit fantastique ! Fabrication spéciale de l’endroit où elles travaillent mais… chut, il ne faut rien révéler ! 

Edna en a saupoudré ses cheveux et Catherine en a peint chaque bouton de son corsage.  

Quant à Grace qui ne perd pas une occasion pour se faire remarquer, elle en a carrément mis sur ses dents! 

C’est dans le noir que la magie opère : la substance s’illumine d’un vert phosphorescent. 

Les jeunes femmes irradient de lumière. 

Aussi belles que fantomatiques. 

Elles semblent débarquer d’un autre monde. 

Elles sont jeunes, elles sont belles, on les regarde… et elles ont toute la vie devant elles.  

C’est ce qu’elles croient. 

La plupart seront mortes avant d’avoir atteint trente ans.

Le bel halo de lumière verte qui les enveloppe cache un lourd secret. Une substance mortelle qui tue à petit feu…. Elles ne soupçonnent rien. Comment le pourraient-elles ?  Cinq jours sur sept, elles manipulent ce produit dans le cadre de leur travail. 

Ni gants ni blouse, pas de masque… Aucune protection ne leur est fournie. 

Les patrons le leur ont certifié :  Le radium est sans danger.

Les Radium girls. 

C’est sous ce nom que Grace, Edna, Catherine et bien d’autres passeront à la postérité. 

Ces employées de l’USRC, la prestigieuse United States Radium Corporation, verront leurs vies broyées en l’espace de quelques années.  Malgré les menaces, malgré la maladie et la mort, elles parviendront à faire entendre leur voix dans l’Amérique des années folles. Un combat qu’elles mèneront jusqu’à leur dernier souffle. Voici leur histoire.

Tout commence en 1898 dans un laboratoire situé au 10 de la rue Vauquelin à Paris. 

En désintégrant du minerai d’uranium, Pierre et Marie Curie mettent à jour un nouvel élément chimique : le radium. 

La communauté scientifique est en émoi. Cette nouvelle source d’énergie possède des propriétés extraordinaires ! Grâce aux rayons qu’il émet, le radium peut soigner certains cancers cutanés. Peut-être est-il capable de bien plus encore ? 

A l’aube du 20ème siècle, le grand public suit fasciné les avancées de la science. Personne n’en doute : de ces découvertes émergera un monde meilleur. Radium et radioactivité…autant dire progrès et modernité ! 

Les marques de l’époque misent sur cet engouement. Un peu partout fleurissent des publicités où l’on vante les mérites du radium. 

Votre teint est terne ? Rendez le éclatant avec Thorodia, une crème aux extraits de radium  ! 

Un petit coup de mou ? Buvez Radithor ! Une eau énergisante et irradiante ! Textiles, maquillage, alimentation… L’argument marche à tous les coups. 

Mais le radium coûte cher. Très cher.  Les entreprises qui peuvent en fabriquer ne font pas florès. Mais certaines parviennent à tirer leur épingle du jeu.

C’est le cas de USRC, la United states Radium corporation.

1917. Les États Unis s’engagent dans la première guerre mondiale. Une aubaine pour la compagnie, elle a mis au point une technique révolutionnaire : De la peinture fluorescente !  Le département de La Défense américaine saisit l’importance de cette découverte et fait une proposition à la firme. Montres, tableaux de bord pour avions et autres équipements…peut-elle lui fabriquer tout cela ? Tous ces objets seront ensuite envoyés aux soldats des tranchées. L’USRC ne se fait pas prier.

C’est ici que débute l’épopée des Radiums girls. Ce qu’il faut pour décrocher le job chez USCR ? Un toucher délicat et de la précision ! 

Et pour cause : Le travail consiste à peindre des chiffres sur les cadrans des montres à bracelet. 3 centimètres de diamètre ! Les employeurs tirent cette conclusion :  seules des mains féminines peuvent exécuter une tâche aussi délicate.

La méthode est enseignée dès le premier jour de travail. 

D’abord, mêler les ingrédients. De l’adhésif, de l’eau, une pincée de sel de radium… mixer le tout dans une fine coupelle de porcelaine et la peinture est prête. Ensuite vient le lip dip paint. Traduisez : Affiner tremper peindre. On se saisit d’un pinceau, on en suçote la pointe pour l’affiner et on le trempe dans la mixture. Il ne reste plus qu’à peindre les chiffres. 

Le geste est simple mais essayez de le répéter plusieurs heures d’affilée, c’est une autre paire de manches ! 

Il faut faire vite et bien. Lip dip paint lip dip paint lip dip paint… La cadence est infernale. Pas harassant comme le montage d’une voiture chez Ford, mais le rythme est tout aussi soutenu. Les meilleures travailleuses peuvent produire jusqu’à 250 cadrans en une journée. 

Les chefs d’ateliers ont les ouvrières à l’œil. Le radium est rare, il doit être utilisé avec parcimonie. Le moindre gaspillage est réprimandé. 

Les employées ne rechignent pas pour autant. La plupart sont issues des classes populaires, beaucoup sont des filles ou des petites filles d’immigrants. 

Travailler à l’USRC est pour elles une occasion en or. A commencer par la paye. Le boulot ne réclame pas de qualification particulière mais il rapporte bien. Les salaires peuvent monter jusqu’à 4000 dollars par an. Une petite fortune pour l’époque ! Et dire que l’on travaille dans l’industrie du radium, c’est le comble du chic !

L’environnement de travail est propre et aéré. De grandes fenêtres laissent passer la lumière du jour et les filles arrivent à trouver des moments de détente. 

Quelques-unes attendent que le chef d’atelier ait le dos tourné pour glisser un petit mot dans l’interstice de la montre…inscrit sur le papier, leur nom et leur adresse.  Avec un peu de chance, un valeureux soldat tombera dessus. 

Et pourquoi pas ? Elles ont entre 15 et vingt ans et des rêves plein la tête. Au sein de l’atelier des amitiés se nouent, un solide esprit d’équipe se met en place.

1918. L’arrêt du conflit ne met pas fin aux bonnes affaires. L’Amérique est en plein essor industriel. Sur la côte est, les usines poussent comme des champignons. 

Une période de faste s’ouvre pour l’USRC. 1000 jeunes femmes travaille pour elle, on produit 4300 montres par jour !

 Grace et sa bande remarquent qu’elles sont imbibées de radium de la tête au pied. La poudre est tellement fine qu’elle s’infiltre partout. Les cheveux, les ongles et même les sous-vêtements ! Quand elles rentrent chez elles le soir, une légère lueur verte se dégage d’elles. Dans le quartier on les appelle les ghost girls. Un peu étrange mais elles ne s’en émeuvent pas plus que ça. L’ambiance de l’atelier est toujours aussi chaleureuse. Certaines encouragent leurs sœurs ou leurs cousines à rejoindre la firme. 

Lip dip paint lip dip paint. Mois après mois, Grace, Ginna et ses camarades ingèrent de minuscules quantités de cette peinture luminescente. Elles ne se doutent de rien. Insidieusement le radium se dépose sur leurs os. Comme un acide qui prend tout son temps pour agir.

1922 Amélia s’inquiète. Elle est épuisée… Une lourde fatigue qui ne la quitte pas un instant. De l’anémie ? Son médecin la rassure et lui prescrit de l’aspirine. Pourtant sa faiblesse s’accentue. D’autres douleurs apparaissent. Sa mâchoire lui fait un mal de chien. Elle consulte un dentiste. Une petite dent pourrie, rien de plus, il suffit de l’enlever ! Mais quelques jours plus tard, des ulcères apparaissent autour de la dent manquante. La plaie ne se referme pas et continue de saigner. Amélia souffre le martyre. 


Elle retourne chez le dentiste. Le praticien est atterré. Toutes les dents de la jeune femme sont érodées ! Il n’y a pas d’autres choix : il faut les arracher ! Le docteur se munit d’une pince et insère l’appareil dans la bouche de la jeune femme… Amélia hurle, un flot de sang jaillit. Ce n’est pas une dent mais un fragment d’os entre les pinces du médecin !  Un bout de mâchoire ! Et elle est constellée de trous !

8 mois après l’apparition des symptômes, Amelia meurt d’hémorragie. Elle n’avait pas 25 ans.

Sa mort sème l’effroi parmi ses camarades. 

Pauvre Molly ! Comment peut-on mourir de manière aussi atroce ? Elle qui rayonnait de santé il y a encore un an ! 

L’angoisse commence à s’installer. 

S’il n’y avait que cela. 

Une à une les filles tombent malades. Les premiers symptômes sont insignifiants. Mal de dents, douleurs au bras… Mais rapidement c’est tout leur corps qui flanche.  Elles perdent leurs dents, commencent à souffrir d’arthrite et de rhumatisme. Un vieillissement à vitesse grand V. Jambes, bras, dos…leurs os se fracturent au moindre choc. D’horribles abcès enflent sous leur gorges… 

La plupart démissionnent de l’entreprise. Trop faibles pour trouver un emploi, elles s’enferment chez elles. 

Les rares sorties sont destinées au médecin. 

Les consultations ne mènent à rien. Au mieux, le docteur admet qu’il est impuissant. Au pire il minimise le mal. 

Elles ne sont pas des expertes médicales mais à mesure que les mois défilent, une évidence s’impose :  elles partagent toutes les mêmes symptômes. Cela ne peut pas être une coïncidence.

Des souvenirs remontent à la mémoire de Grace : quatre ans auparavant, un ingénieur avait visité l’atelier. Il avait écarquillé les yeux en la voyant passer le pinceau entre les lèvres : « Arrêtez cela tout de suite, ou vous allez tomber malade ! ». 

Juste après, la compagnie avait octroyé aux ouvrières un petit chiffon pour nettoyer le pinceau. L’expérience n’avait duré qu’un mois. Trop de gâchis… c’est ce qu’on en avait conclu.

D’autres questions émergent. Les hommes qui travaillaient dans les laboratoires non loin d’elle, pourquoi étaient-ils équipés de masques et de gants ? 

A l’époque Grace se disait que c’était à cause des grosses quantités de radium qu’ils manipulaient. Pour les filles, les quantités étaient si infimes… forcément, elles pouvaient s’en passer !  

La jeune femme réalise l’ampleur de la situation. L’effroi lui serre la gorge. Toutes ces années, on les a délibérément empoisonnées. Et pour quelles raisons ?

Le profit. 

Les dirigeants de l’USRC sont au courant des dangers liés au radium. Marie Curie et d’autres scientifiques en portent déjà les séquelles. Malgré cela, les pontes de l’entreprise ont choisi de minorer les risques. Mauvais pour les affaires. La détresse de leurs salariées ne les alarme que pour une seule raison : elles pourraient faire du grabuge !

Les employées s’étiolent à vue d’œil mais la compagnie continue de nier l’évidence : l’USRC n’est pas responsable de leurs petits bobos. 

Trop c’est trop ! 

Grace est furieuse. L’affaire doit être portée au tribunal ! 

La jeune femme convainc ses anciennes camarades de la rejoindre. Katherine, Quinta, Albina et Edna acceptent. Ne manque plus qu’un avocat. Elles vont mettre deux ans pour en trouver un. Les radium girls ont tout contre elles. Femmes, pauvres, issues de l’immigration et non syndiquées. Leur combat semble perdu d’avance.

Un jeune avocat, Raymond Barry, vient à leur secours. La tâche s’annonce difficile. 

L’état de New Jersey reconnaît un nombre limité de pathologies dues au radium. 

Et pour ce qui est de l’empoisonnement, la loi est claire : on ne peut porter plainte contre l’entreprise deux ans après avoir démissionné. 

Est-il utile de le préciser ?  L’USRC a coopéré activement à l’élaboration de ces lois… 

Entre-temps les jeunes femmes ont alerté la presse. 

Des associations leur viennent en aide, l’affaire des radium girls passionne l’Amérique.

Grace et ses amies reçoivent des lettres d’encouragement de tout le pays ! 

Les dirigeants de l’USCR grincent des dents :  ces folles menacent les intérêts de la compagnie. Si elles réussissent, ils peuvent dire adieu aux millions de bénéfices engrangés par l’entreprise. Il faut que cela cesse. Corruption, mensonge, falsification de documents… Si les circonstances l’exigent, ils ne reculeront devant rien ! 

La compagnie engage une armée de médecins.  Après moultes recherches, et contre l’assurance d’une belle rétribution, les savants délivrent leur verdict : Ce dont souffrent ces demoiselles n’a rien à voir avec le radium ! 

Pour ajouter à leur discrédit, on les fait passer pour des menteuses, des hystériques… pire des débauchées. Non, Amélia n’est pas morte à cause du radium, c’est la syphilis qui l’a emporté ! 

Imputer une maladie vénérienne à une jeune fille est à l’époque une marque d’infamie. 

De 1922 à 1924, une cinquantaine de jeunes employées tombent malades. 10 d’entre elles succombent. La cour du New Jersey reste de marbre. Selon elle, le dossier des radiums girls n’est pas suffisamment solide.

1925. Le docteur Lehmann, décède empoisonné. C’est le premier employé masculin de l’USRC mort du radium. 

La justice se réveille enfin : cette affaire est peut-être plus sérieuse qu’on ne le croit. 

Il est temps. 

Les filles accumulent des milliers de dollars de dettes. Opérations, examens médicaux, soins divers et variés… elles n’ont pas un instant de répit. Et leur déchéance physique va en s’empirant.

La procédure est laborieuse. L’avocat des radium girls peine à construire sa défense. Aucune loi n’a été rédigée pour défendre ce type de cas. La législation concernant la sécurité au travail n’en est qu’à ses balbutiements. Quant à l’USRC, elle se saisit du moindre prétexte pour retarder la date d’instruction. Deux ans s’écoulent.

1927, le procès est ouvert. 

Celles qui ont pu se rendre au tribunal peinent à lever la main pour prêter serment. 

La colonne vertébrale de Grace ne tient plus qu’à un fil, Quinta a les os du bassin et des hanches en miette, Albania n’a pas pu quitter son lit. 

Leurs jours sont comptés. Elles le savent à présent : avec le radium, pas de retour en arrière possible. Le trépas est inévitable. 

Leur avocat ne voit qu’une issue. : Il est contraint d’accepter une solution à minima. Les plaignantes doivent être indemnisées le plus rapidement possible.  

Après quelques semaines de tractation un accord est trouvé. 

L’USRC sort blanchie. Aucune sanction n’est prise à son égard.  

On rembourse aux filles la totalité de leurs dettes et on prend en charge leurs soins médicaux. Une maigre consolation. Ils ne leur restent plus que quelques années à vivre. 

Grace considère avec amertume les 10 000 dollars de dédommagement qu’on lui a versé. 

Quel usage en tirer ? Un bel enterrement tout au plus… 

Néanmoins elle a cette certitude : L’affaire a fait grand bruit. 

Grâce à son retentissement, des centaines de vies seront peut-être épargnées à l’avenir. 

Désormais le monde entier sait que le radium tue. La jeune femme est en paix avec sa conscience. 

On ne peut pas en dire autant des dirigeants de L’USCR. L’entreprise persiste dans son cynisme et tient ce discours à qui veut l’entendre : « Nous avons procuré du travail à des personnes qui étaient physiquement inaptes à travailler au sein du secteur industriel. Cet acte de générosité s’est malheureusement retourné contre nous. »

Le radium poursuit son travail de sape. Grace doit porter un corset métallique qui lui va des hanches jusqu’à la mâchoire. La plupart de ses camarades ne peuvent plus marcher. Les abcès sur leurs jambes grossissent jusqu’à devenir d’énormes masses purulentes. Leurs membres se raccourcissent. Les filles se décomposent de l’intérieur.

1930. Grâce meurt. Elle était la dernière du groupe. Katherine, Quinta, Albina Edna…toutes sont mortes les années précédentes. Au total, on dénombre 112 victimes. D’autres après elles reprendront la lutte.  

Les effets cancérigènes du radium sont médicalement reconnus dès 1925. En revanche l’appareil judiciaire mettra 9 ans avant d’émettre les premières interdictions autour de l’usage du radium dans les produits de la vie courante. Il faudra attendre les années 40 pour que des mesures de sécurité plus drastiques soient appliquées en faveur des travailleurs manipulant le radium.  Le combat prend du temps. 

1968. L’USRC cesse sa production de montres au radium.

1970, la première agence gouvernementale américaine chargée de prévenir les blessures, les maladies et le décès dans le cadre du travail, est créée !

Le sacrifice des radium girls n’aura pas été vain. 

Leur courage et leur détermination ont fini par payer.

Texte : Claudia Valencia / Voix : Sophie Kaufmann

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