QUAND LES SÉRIES DÉRAPENT – LOST
Vous vous appelez JJ Abrams. Votre série, si elle se fait, s’appellerait « Lost » Et vous allez la faire déraper dès maintenant.
1er octobre 2021.
Le vent du changement souffle sur la planète geek.
La célèbre franchise DC comics, celle qui détient les droits de Wonder Woman, Superman et Batman, communique une nouvelle d’importance : À l’occasion de la journée internationale du coming out, un de ses personnages annoncera sa bisexualité… Les fans retiennent leur souffle.
Parfois, une image vaut mille mots, DC en a bien conscience.
Sur son site internet, un dessin : Deux hommes échangent un baiser. L’un a les cheveux teints en rose et porte une paire de lunettes, l’autre est habillé d’une combinaison bleue. Sur son torse, un signe reconnaissable entre tous : Un S d’un rouge vif qui se détache d’un écu jaune…Superman !
La vignette fait le tour du net, le monde entier relaie la nouvelle: Superman est bi !
L’affaire prend une tournure politique.
Lire la suiteL’habitant de Krypton n’est pas qu’un personnage de fiction, il symbolise la nation américaine !
Aussi iconique que la bannière étoilée ou la statue de la liberté ! Certains applaudissent à tout rompre mais la droite conservatrice ne l’entend pas de cette oreille. Les commentateurs de fox news et les sénateurs républicains se déchaînent : pourquoi sexualiser les super héros ? On a envie qu’ils attrapent les méchants pas des maladies vénériennes ! Ils veulent convertir nos enfants ! On essaie de détruire l’Amérique ! Une soumission au lobby LGBT !
Tom Taylor, l’auteur du comic se défend : De Une, il ne s’agit pas du superman que tout le monde connaît, le fameux Clark Kent, mais de son fils Jon !
De deux, Superman a toujours été un défenseur de la vérité, de l’espoir et de la justice, ces valeurs englobent toute l’humanité et la communauté gay en fait partie !
Les arguments de Taylor n’apaisent pas les esprits. DC comics est inondé de messages haineux et de menaces de mort. A Los Angeles , la police est chargée de surveiller les maisons des créateurs du comic. On craint pour leur vie…
Les cris d’orfraie de la droite radicale n’y changeront rien : Ce n’est pas la première fois que les superhéros se mêlent de politique.
Sous leur apparence policée, se cache une profondeur insoupçonnée. Presque cent ans que leurs aventures envoûtent des millions d’adeptes !
Leurs aventures racontent l’Amérique : Ses espoirs et ses victoires mais aussi ses désillusions et ses défaites…
Revenons au tout début de l’épopée.
Fin des années 1930.
Les Etats Unis sont plongés dans une crise économique sans précédent. La Grande Dépression jette des millions de personnes dans la rue.
De l’autre côté de l’Atlantique, en Europe, le fascisme étend son ombre…
C’est dans ce contexte tourmenté que naît le tout premier super héros. Le plus connu d’entre tous : Superman !
Ses créateurs sont Jerry Siegel et Joe Shuster, deux jeunes hommes juifs de Cleveland. Leur création se distingue des autres héros de bd de l’époque. La plupart sont d’élégants gentlemans sudistes, ou des propriétaires terriens d’un certain niveau social.
Superman est à l’opposé. Sous son identité de Clark Kent, il ressemble à monsieur tout le monde. Il se fond dans l’agitation urbaine de Métropolis et ne fait pas de vagues.
Mais sous ses petites lunettes rondes, se dissimule un lourd passé.
Superman est un déraciné.
Sa planète krypton a été détruite, il est le seul survivant de son espèce et notre terre lui sert de refuge…
Cette histoire fait écho à une autre.
Au début du 20ème siècle, Des millions de migrants européens débarquent aux États Unis.
Les parents de Jerry Siegel et Joe Shuster en font partie. Ils ont fui l’antisémitisme et les pogroms.
A leurs yeux, l’Amérique est une terre promise. Le destin de Superman ressemble au leur. Il veut s’intégrer du mieux qu’il peut.
Ce récit à de quoi faire rêver : Qu’importe vos origines et l’endroit d’où vous venez, vous êtes les bienvenus aux États Unis !
Superman est surnommé l’homme de demain. Il symbolise la modernité dans ce qu’elle a de plus positif et de plus humain.
Un état d’esprit assez proche du président Roosevelt. Sous son égide la nation se relève de la crise en instaurant de grands travaux publics.
Le phénomène des super héros prend de l’ampleur.
Une flopée de personnages naît dans la foulée.
Costumes excentriques, longues capes, double identités… Il y’en a pour tous les goûts !
Les comics s’arrachent comme des petits pains, les gosses en sont dingues. Une bonne affaire puisque les bandes dessinées sont imprimées sur du papier bon marché et vendues pour quelques cents. De petits businessmen flairent le filon et s’improvisent éditeurs. Ce sont des individus peu scrupuleux et la mafia n’est jamais bien loin…Beaucoup se servent du secteur pour blanchir de l’argent. Le genre n’est donc guère en odeur de sainteté.
À peine mieux qu’un porno !
Les auteurs de comics, à l’instar de leurs lecteurs, sont issus des classes populaires. La plupart sont des citadins qui ont grandi dans des quartiers défavorisés. Fils d’immigrés, ils sont juifs ou catholiques, hongrois, italiens, irlandais…. Ils évoluent dans une Amérique en plein bouleversement social.
Ces gamins saisissent leurs chances. Le comics est une niche parfaite ! Il y est moins question d’art que de rentabilité. Les dessinateurs ne sont pas vus comme des créateurs. Plutôt des ouvriers du crayon !
Le dos vouté sur leurs planches, ils s’entassent par dizaines dans des locaux sombres et délabrés Ils travaillent comme à l’usine ! On est payé à la case et il n’est pas question de droit d’auteur !
Les personnages appartiennent aux maisons d’édition.
1939. La seconde guerre mondiale débute en Europe.
Dans un premier temps, l’Amérique se tient à l’écart des combats.
Au grand dam des auteurs de comics… Beaucoup sont juifs et suivent avec appréhension l’avancée du conflit.
Les États Unis refusent de s’engager ? Qu’importe, ils le seront sur le papier !
Captain America est né. Arborant fièrement les couleurs nationales, on le voit asséner pour sa première apparition un coup de poing à Adolf Hitler !
Décembre 1941.
L’Amérique entre en guerre. Tout le pays est mobilisé et les super héros ne sont pas en reste. Les justiciers masqués deviennent de parfaits vecteurs de propagande.
Sur les couvertures des illustrés, Superman arrête d’un coup de poing la flotte japonaise, ou tord en deux les canons des soldats nazis. Batman et Robin lancent des balles de baseball contre les têtes du Führer et du Duce !
La même année, un héros d’un genre particulier voit le jour Ou plutôt une super héroïne : Wonder Woman. Elle est le fruit de l’imagination de William Moulton Marston . Psychologue, écrivain, inventeur, professeur… L’homme est éclectique doublé d’un électron libre.
Adepte du bondage et polyamoureux,
Il affiche résolument ses opinions féministe. Selon lui la femme est supérieure à l’homme et le temps n’est pas loin où les états Unis se convertiront en société matriarcale.
Wonder Woman, Diana Prince dans le civil, incarne ses idéaux. Elle vient d’une contrée utopique à la pointe de la technologie : l’île de Themyscira, là où vit un peuple composé uniquement de femmes : Les mythiques amazones !
Diana est dotée d’une force surhumaine, elle se montre astucieuse et indépendante. À mille lieues du cliché habituel de la princesse en détresse ! A l’aide de son lasso magique, elle terrasse les forces hitlériennes.
Un exemple pour toutes celles qui participent à l’effort de guerre en travaillant à l’arrière dans les usines.
Le conflit s’achève et les États Unis sortent grands vainqueurs.
Les super héros ont accompli leur devoir. Ils peuvent rentrer au bercail couverts de lauriers.
Vraiment ?
L’Amérique des années cinquante aspire à la normalité et au retour à l’ordre. Tout ce qui s’écarte un tant soit peu de la norme est considéré avec suspicion.
Le militantisme de gauche et l’homosexualité sont mis sur le même pied. Autant de déviances qui risquent de faire basculer l’innocente Amérique dans la décadence !
Les super-héros sont mis à l’index. On les trouve trop violents. Pire… ils feraient naître des désirs contre nature !
D’éminents psychologues se penchent sur la question. Un style vestimentaire flamboyant, le thème de la double identité… autant de signes alarmants !
A leurs yeux, le duo de Batman et Robin développe une intimité trop étroite. Sous prétexte de combattre le crime, ils vont jusqu’à partager la même chambre !
Wonder Woman ne vaut pas mieux: une lesbienne patentée, une ennemie du foyer et de la famille!
L’anathème est jeté.
Les associations parentales s’insurgent, on va jusqu’à faire des autodafés.
Résultat : les ventes de comics chutent. Pour sauver le navire, les éditeurs adoptent un code de censure. Les histoires deviennent plus policées. On affuble Superman d’un chien, Batman a une petite amie : Batwoman ! Et Wonder Woman disparaît des radars … les super héros deviennent de bons américains. I -ré- pro -Chables.
Au début des années soixante, l’entreprise DC comics est toute puissante : c’est elle qui détient les droits de Batman, Superman et Flash l’éclair.
Mais une petite maison d’édition gravit patiemment les marches du succès : Marvel.
Les quatre fantastiques, Spider man… Une nouvelle génération de super-héros naît sous la plume du talentueux Stan Lee.
Les héros Marvel se démarquent de ceux de DC par une plus grande humanité.
Ils ont leurs failles, leurs névroses et leurs tourments.
Regardez Peter Parker alias Spiderman. A la ville, l’homme araignée est un ado mal dans sa peau qui a constamment des problèmes d’argent. Les héros de DC comics peinent à soutenir la comparaison : des quasi divinités dont on peine à écorcher le vernis.
« Times are changing » chante Bob Dylan.
Les sixties débarquent et de nouvelles luttes agitent la nation américaine Les manifestations contre la guerre du Vietnam, la lutte pour les droits civiques, le summer of love…
Autant d’événements qui bouleversent la vie de millions d’américains. Les lecteurs de comics sont désormais plus âgés : Les étudiants, des adeptes de la contre-culture et des hippies contestataires se pressent dans les boutiques spécialisées de comics… Ils ont soif de nouveaux héros !
En 1963 apparaissent sous la houlette de Stan Lee et de Marvel les X men. Des êtres humains nés avec le gène mutant X.
Ce dernier leur permet de développer des pouvoirs extraordinaires.. télépathie, téléportation, capacité de contrôler le climat… Les possibilités sont infinies… Rien de bien original à première vue. Sauf que Stan Lee en fait des déclassés.
Loin d’être admirés ou loués, ces super héros sont rejetés et vilipendés par les gens ordinaires. Les x mens sont des parias qui tentent tant bien que mal de vivre leur différence.
Comment faire face à l’hostilité des « normaux » ?
Certains se mettent sous la protection du professeur Charles Xavier qui prône la non-violence et le dialogue.
D’autres optent pour une voie plus révolutionnaire et se rangent du côté de Magneto. Ce dernier n’a aucune confiance en cette humanité dévoyée …
L’antagonisme Xavier /Magneto ne sort pas de nulle part. Il s’inspire directement de la confrontation entre les deux leader afro-américains de l’époque, Martin Luther King, le pacifiste, et Malcolm X, le radical.
De la métaphore passons à la réalité.
Les afro américains, jusqu’ici quasiment inexistants ou réduits à de grossières caricatures, prennent du galon.
En 1966 apparait toujours sous l’initiative de Marvel, le premier super héros noir : Black Panther.
Il est originaire d’un pays africain ultra moderne n’ayant jamais été colonisé, le Wakanda. Le lieu est imaginaire mais il fait référence à l’actualité du moment. Les pays d’Afrique prennent un à un leur indépendance. Un formidable élan d’espoir s’amorce…
DC comics tente de rattraper le coche. Pour dénoncer la discrimination raciale sévissant aux États Unis, Lois lane, la pimpante petite amie de Superman, passe dans une machine qui change de couleur de peau… de blanche, elle devient noire !
L’initiative est louable mais maladroite.
Heureusement, DC comics relève le niveau avec son personnage Green Arrow, un avatar moderne de Robin des Bois. Il parle sans détour de l’assassinat de Martin Luther King et de JFK…
La censure desserre peu à peu son étreinte. On parle de drogue, on aborde le racisme et quelques discrètes allusions sur la sexualité des super héros sont glissées çà et là
Mais les illusions du flower power ne durent pas. A L’aube des années 70, l’Amérique traverse une période de doute. Le scandale du Watergate et la présidence de Nixon engendrent la suspicion.
En parallèle, la criminalité augmente dans les grandes villes.
Les super-héros se font plus sombres et désabusés. L’Amérique perd de sa superbe.
En 1974 Captain America est confronté à la corruption d’un haut fonctionnaire du gouvernement.
Dégoûté, il endosse une nouvelle identité. Il ne peut plus porter les couleurs bleues rouges et blanches de son pays… Il se présente comme un apatride et désormais, il se fera connaître sous le nom du Nomad !
C’est dans cette atmosphère de paranoïa que naît The Punisher.
L’âme damnée de la maison Marvel.
Cet anti héros n’est pas doté de super pouvoirs. Simple vétéran de la guerre du Vietnam, il part dans une croisade vengeresse contre les assassins de sa famille.
Ici nulle question de justice ou de vérité : The Punisher massacre ses ennemis sans états d’âme.
Ces dernières années, le personnage a été récupéré par des groupuscules d’extrême droite. Son sigle: un crâne humain aux dents longues et effilées, a été vu par parmi les manifestants à l’assaut du capitole. Les adeptes de Q Anon l’ont aussi pris à leur compte.
1986. Un nouveau cap est franchi. Avec The Dark Knight, le dessinateur Frank Miller se réapproprie l’univers de Batman.
Il fait du mythique super héros un vieil aigri.
L’homme approche de la soixantaine et il n’est plus que l’ombre de lui-même … Une claque monumentale. Certains fans accusent Miller de forcer le trait.
Il faut dire que Batman a toujours été un individu sombre et ambigu. Celui qu’on surnomme le chevalier noir est durant le jour Bruce Wayne, un playboy millionnaire qui appartient à la plus haute élite. La nuit, il se faufile dans les bas-fonds de Gotham city et n’hésite pas à enfreindre la loi pour attraper les truands.
La frontière entre lui et ses ennemis est parfois mince. Bruce Wayne est-il un héros libéral et réactionnaire ?
En 2012 Le film The Dark knight Rises laisse planer le doute. Certains cinéphiles haussent les sourcils. Les hordes de criminels qui s’emparent de Gotham City… Ne font-ils visuellement penser à une dérive cauchemardesque du mouvement occupy wall street ?
Vers quel bord politique penchent les super héros?
Difficile à dire…
Et les auteurs se plaisent à jouer avec la question.
En 2007 la série de comics Civil War met en scène les héros les plus emblématiques de l’écurie Marvel. Captain America, Spiderman, Wolverine, Hulk, The Punisher… ils sont tous là !
Les justiciers masqués se livrent entre eux une lutte sans merci.
La raison du conflit ?
Une loi qui les oblige à révéler leur identité et à s’enregistrer dans les registres gouvernementaux.
Certains approuvent le texte, d’autres le rejettent en bloc.
La saga se conclut tragiquement sur la mort de Captain America. Impossible de ne pas faire l’analogie avec le contexte de l’après 11 septembre. La sécurité, oui, mais à quel prix ?
Les super héros sont des dieux des temps modernes.
Le cinéma, les jeux vidéo et les séries télé ont pris le relais des fascicules en papier.
C’est à travers les écrans et à grand renfort d’images numériques que les supers héros vivent désormais leurs aventures.
DC et Marvel tiennent le haut du pavé et leur bras de fer est allégrement commenté par les fans.
Superman, Spiderman, Flash Gordon.. Ils sont l’incarnation la plus flamboyante du soft power américain et leur influence va bien au-delà du pays de l’oncle Sam…
21 octobre 2021 : Wonder Woman est nommée ambassadrice de l’ONU. Elle est chargée de l’émancipation des femmes et des petites filles.
Une belle revanche pour celle qui a été déclarée persona non grata au cours des années 50.
Mais la nouvelle n’est pas reçue dans la bonne humeur.
Pourquoi choisir un personnage de fiction ? Une Femme vraiment ? Plutôt une poupée Barbie aux mensurations impossibles…
Ou qu’ils aillent le super héros suscitent débats et questionnements.
Impossible de les cantonner à une case toute faite.
Leur image évolue en fonction des auteurs et des époques.
Peut-être, est-ce là que réside leur véritable force…Cette proximité constante avec les tumultes du monde !
Texte : Claudia Valencia / Voix : Nathalie Karsenti
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