Hiver 1975. Heinricus Bintanja, 29 ans et sa compagne, Cornelia Hemker, 25 ans sont hollandais, on les surnomme Henk et Cocky. Ils n’en reviennent pas d’être enfin sur le sol de Hong Kong, après plus de 15 heures de vol.
Pendant cinq ans, ils ont économisé le moindre centime pour réaliser leur rêve : s’offrir LE « grand voyage ».
Le plan ?
Pas de plan…
« On se laissera porter par les opportunités, les rencontres, les envies. Ne nous mettons aucune barrière, aucun objectif. Partons à l’aventure. »
Quelques jours plus tard, Cocky et Henk se promènent main dans la main dans les rues de Hong Kong …
Ce jour-là, ils se sont mis en tête de chiner des bijoux rares et bon marché pour les ramener en Hollande et peut-être les revendre plus chers.
En entrant dans l’une des nombreuses bijouteries de la ville, ils sympathisent avec un homme charmant, lui-même marchand de bijoux. Il se nomme Charles Sobhraj. Il est chic, charismatique et a l’air d’y connaître un rayon en matière de pierres précieuses ! Il parle couramment plusieurs langues et se présente sous le nom de : « Alain Dupuis ».
Henk est impressionné. Dans une lettre qu’il écrit plus tard à sa famille, il raconte cet homme riche et généreux : leur déjeuner aux restaurants du Hyatt Regency, son immense chambre, les boutiques de luxe. Comment ne pas faire confiance à cet homme féru de bouddhisme et d’hindouisme, qui mêle Nietzche à la conversation et connaît la ville comme sa poche ?
En plus d’être passionnant, Alain est généreux et serviable. Il est prêt à leur laisser une bague en saphir de sa collection privée, pour la modique somme de 1600 dollars. Elle est presque moitié moins chère que toutes celles que Cocky a vu en boutique !
Le rendez-vous est pris à Bangkok en Thaïlande où ils feront affaire. C’est là qu’Alain Dupuis réside. D’ailleurs, il les invite à passer quelques jours dans sa magnifique villa.
Quelqu’un viendra les chercher à l’aéroport. Tout sera pris en charge, même les repas, préparés, promet-il, par un grand chef français.
Comment refuser une telle occasion ? C’est exactement ce qu’ils s’étaient promis : se laisser porter au grès des rencontres ..
10 décembre 1975. Cocky et Henk arrivent à Bangkok.
À l’aéroport, un jeune homme les attend dans une petite voiture de location. Le couple est déçu. Ils s’étaient plutôt imaginé un accueil en grande pompe…
Ils constatent aussi que la villa de leur nouvel ami n’est pas vraiment celle d’un millionnaire, comme il avait eu l’air de s’en vanter.
La « Kanith House » n’est pas une « villa » mais plutôt une résidence de plusieurs appartements.
Le couple ne fait aucune remarque, c’est déjà une chance d’être hébergé sans débourser un sou.
Après quelques jours à la résidence, Cocky et Henk tombent subitement malades.
Incapables de sortir du lit, ils souffrent de violents spasmes et de vomissements.
Ils ont dû contracter un de ces méchants virus local.
Alain est aux petits soins, leur promettant de les aider à se remettre sur pied.
Nos deux routards ne peuvent le deviner, mais ils sont tombés dans les griffes d’un redoutable tueur qui procède toujours de la même façon : Il met ses victimes en confiance, il passe du temps avec elles, puis il les empoisonne doucement, tous les jours, en proposant le thé ou les plats… Ensuite, il leur vole objets de valeur et passeports.
Henk et Cocky sont naïfs. Pas un instant, ils n’imaginent avoir été piégés par ce Français si convivial. On peut même se demander pourquoi le couple n’a pas pensé à s’enfuir. Tout simplement parce qu’ils n’en ont eu ni la force physique, ni le temps.
18 décembre 1975 : le « Bangkok Post » publie un article accompagné d’une photo choquante.
Un jeune couple est retrouvé assassiné à 58km de Bangkok. Les deux touristes en question sont Cocky et Henk. Le crâne de Cocky a été écrasé par une planche. Les deux victimes ont été brûlées alors qu’elles étaient encore en vie…
À cette époque, personne ne soupçonne Alain Dupuis.
Il se fait discret, il tue et abandonne les corps loin de sa résidence.
En utilisant les passeports de ses victimes, il peut changer d’identité autant de fois qu’il le veut.
Il faut dire que pour Alain, la quête identitaire est l’histoire de sa vie. Quand on regarde de plus près son histoire, on lui découvre une trajectoire peu commune.
Charles Sobrhaj est l’enfant illégitime d’un père qui n’a pas voulu le reconnaitre pendant longtemps et d’un beau-père qui lui a refusé son nom.
Il a grandi au Vietnam, puis au Sénégal et enfin en France. L’histoire familiale est confuse, faisant ressortir un manque d’amour et de reconnaissance du père, un refus de se plier aux règles et à la loi.
Après plusieurs années d’errance, de petite délinquance et de séjours en prison entre Marseille, Paris et Saigon, Charles Sobrahj quitte Paris à 27 ans, direction l’Inde. Là-bas, personne ne le connait. Il pourra sévir en toute impunité et devenir qui il veut en empruntant des identités multiples. C’est l’histoire d’un « serial killer Français schizophrène », méprisant une jeunesse hippie qu’il considère comme immorale. Un homme à l’esprit conservateur et dénué d’empathie qui n’a aucun scrupule à escroquer des
« backpackers » venus du monde entier.
1971, Inde.
Pour Charles, c’est une nouvelle vie pleine de promesses. Sa spécialité : le détroussage des touristes hippies et beatniks.
Ces derniers temps, on les voit débarquer en masse, attirés par le mirage indien. Ça tombe bien, Charles n’aime pas cette jeunesse « en perdition ». Il traîne à leur recherche dans les rues de New Dehli, accompagné de son épouse, Chantal Compagnon, rencontrée peu de temps avant à Paris. Il sait y faire avec les jeunes voyageurs avides d’exotisme et de spiritualité. C’est un beau parleur. Il rassure, il guide, il conseille. Il parvient à en endormir certains avec un cocktail de somnifères pour leur voler leur argent. « Tant que je peux parler aux gens, je peux les manipuler », dit-il avec cynisme. Pendant longtemps, Charles agit sans se faire repérer. En Inde, la police a bien d’autres chats à fouetter.
À New Dehli, il va s’essayer à une autre forme de criminalité. On lui propose un gros coup qui peut changer sa vie : le casse de la bijouterie de l’hôtel Ashoka. Pour cela, il doit séduire une danseuse américaine dont la chambre est située au-dessus de la bijouterie. Sobhraj doit percer un trou dans le plancher de la chambre pour accéder au magasin.
Mais le plan ne fonctionne pas. Pas moyen de percer le plancher. A bout de patience, il descend dans la bijouterie, il menace le directeur avec un révolver et dérobe un sac de diamants. À l’aéroport, il est interpellé puis jeté en prison. Mais il réussit à s’échapper en simulant une crise d’appendicite. La police l’arrête à nouveau. Cette fois-ci, il paye sa caution et quitte l’Inde sous une fausse identité.
Fin de la carrière de braqueur, il retourne à sa spécialité, l’arnaque des touristes.
Pendant quatre ans, il sévit en Afghanistan, en Turquie, en Grèce où il commet de petits délits. Il est connu des tribunaux et passe régulièrement par la case prison.
Mais chaque fois, il parvient à s’évader ou à passer entre les mailles du filet. Charles devient le roi le l’évasion, de la manipulation et du vol.
1975, il est de retour en Thaïlande.
Ici, la police ne le connaît pas et elle est facilement corruptible.
Il s’installe dans une petite résidence de plusieurs appartements : « Kanith house » dans le quartier Saladaeng à Bangkok.
Composé de deux ailes de cinq étages, avec une petite piscine en son centre, le complexe attire de nombreux étrangers cherchant à s’installer dans la ville.
Charles se fait appeler « Alain Gautier ».
Il se dit courtier en bijoux mais en réalité, il touche au trafic d’héroïne et à celui de pierres précieuses.
Kanith House est l’endroit parfait pour accueillir et dépouiller les touristes. Il sait repérer et appâter ces jeunes idéalistes venus en Asie pour y découvrir un ailleurs plus authentique.
Sa méthode est rodée : il leur promet le gîte et le couvert. Une fois sous son toit, Sobhraj est tout-puissant. Il les empoisonne, les drogue et les fait sombrer dans un semi-coma avant de les jeter au coin d’une rue, sans le sou. Ce mode opératoire est tellement simple qu’il n’en changera jamais.
La première plainte est déposée par un couple d’Australiens, drogué puis dépouillé, retrouvé à plus de 100km de Bangkok. Mais aucune enquête n’est déclenchée.
Suivent Dominique Renelleau, Jean-Jacques Philippe et Yannick Mesy qui tombent malades à leur tour. Ils passent quatre longs mois entre les mains de Sobhraj, dans sa résidence, sans avoir la force de la quitter, à la merci de leur soi-disant « protecteur ». Les trois touristes sont pris au piège. Sobhraj leur vole passeports, argent et revend leurs objets de valeur.
Octobre 1975, Teresa Ann Knowlton, 18 ans, est arrivée à Bangkok avec 1500 dollars en poche. Elle sort tout juste d’une terrible rupture sentimentale qui l’a terrassée. Il était préférable pour elle qu’elle quitte la Californie. Certainement d’ailleurs qu’elle n’y reviendra plus. Elle a pris une décision ferme, qui l’engagera pour toujours.
Teresa veut devenir nonne mais pas n’importe où. Elle se voit renaître dans un temple bouddhiste à Katmandou au Népal. La voie de la spiritualité, c’est son chemin. Elle y trouvera certainement la paix. Mais avant, elle tient à faire une courte halte à Bangkok, le temps d’y visiter un temple bouddhiste mondialement connu.
Le 15 octobre 1975 au soir, veille de son départ au Népal, elle fait la connaissance d’un certain “Alain Gautier”, négociant en pierres précieuses. Il est accompagné de son homme de main : Ajay.
Le trio sympathise autour d’un verre, puis deux, puis trois… Térésa aimerait bien passer une dernière bonne soirée avant « d’entrer dans les ordres ». C’est l’occasion pour elle de faire la fête en compagnie de vrais locaux. Elle les suit aveuglément direction « Kanith house ».
La fête bat son plein. Ils dansent, ils continuent de s’enivrer. La soirée se termine dans une boite de strip-tease où la jeune femme se fait offrir des verres par Sobrajh et Ajay. Et puis, c’est le trou noir…
Le lendemain matin, Teresa est retrouvée morte dans un bassin des eaux chaudes du golfe de Thaïlande, vêtue d’un simple bikini à fleurs.
Elle est la première victime de Charles Sobrahj.
Jusqu’à présent, il droguait ses proies, les empoisonnait, les dépouillait et les abandonnait…désormais, il tue.
Le meurtre de Térés est le début d’un terrible accès de folie sadique qui durera pendant sept mois entre l’année 1975 et 1976.
Novembre 1975, Sobrahj vend pour 1600 dollars de pierres précieuses à un jeune trafiquant de drogue d’origine Turc : Vitali Hakim. Sobhraj lui propose de visiter des mines pour peut-être, dit-il, y faire de meilleures affaires…
Quelques jours plus tard, son corps est retrouvé brûlé encore fumant dans un champ. Vitali Hakim a été drogué, battu, puis carbonisé. L’autopsie révèle que l’homme était encore en vie au moment où on l’a brûlé.
De son côté, Stéphanie Parry, la petite amie de Vitali Hakim parcourt la Thaïlande à sa recherche. Elle finit par retrouver sa trace. Vitali réside dorénavant à « Kanith House ». Pensant retrouver son compagnon, c’est Charles Sobhraj qu’elle croise.
Stéphanie meurt dans des circonstances identiques à celle de Teresa. Elle est retrouvée le 15 décembre, en bikini, sur les rochers d’une petite crique près de Pattaya.
Elle a été étranglée avec une telle force que les os de son cou se sont brisés. Le tueur inconnu des plages de Thaïlande portera désormais le nom de « Bikini Killer » …
Pour se faire oublier, Sobrahj et sa femme partent pour Hong Kong. C’est là qu’ils feront la connaissance de « nos » deux Hollandais Henk et Cocky dont on connaît le terrible destin.
Leur mort est loin d’être anodine puisqu’elle est à l’origine du démarrage de l’enquête qui a permis de remonter jusqu’à Sobrahj.
En effet, la disparition du couple attise la curiosité d’un jeune diplomate néerlandais « Herman Knippenberg « et de son épouse, Angela. Quelque chose ne colle pas dans l’histoire… Ils réunissent des indices qu’ils transmettent aux autorités mais ils n’y sont pas encore…
Charles Sobhraj continue de tuer. Il utilise le passeport de ses victimes pour entrer et sortir des pays, sans jamais se faire repérer. Mêmes cibles, même mode opératoire, même mobile. La liste s’allonge :
- – Connie Bronzich et Laurent Ormond Carrière, jeune couple sauvagement assassiné au Népal. L’une poignardée, l’autre égorgé, voire presque décapitée, puis tous deux carbonisés.
- – Avoni Jacob, jeune étudiant Israélien en religion orientale, drogué puis étranglé dans sa chambre d’hôtel en Inde
- – Jean-Luc Salomon, jeune Français, assassiné dans un hôtel du sud de Delhi. Il est mort d’une overdose. La drogue destinée à l’assommer l’a finalement tué.
– Ajay Chowdhury, homme de main et complice Indien de Sobrahj, disparu dans des circonstances non élucidées.
Un peu partout dans le monde, les familles des victimes remuent ciel et terre et alertent les ambassades Hollandaises, Américaines, Françaises et Canadiennes de toute l’Asie.
On commence sérieusement à s’interroger sur le sort des disparus. Herman Knippenberg, le jeune diplomate qui mène son enquête de son côté, est maintenant sur les traces de Charles Sobhraj. Il parvient à convaincre les autorités thaïlandaises de fouiller son appartement pendant que celui-ci est en Malaisie.
Bingo ! Les enquêteurs y trouvent les passeports de certaines victimes, des seringues et du poison.
De son côté, la police thaïlandaise enquête sur le fameux « Bikini Killer », le tueur de bikinis.
Elle fait le rapprochement.
Le 8 mai 1976, le Bangkok Post publie les photos des 5 victimes connues ainsi que celles de Charles Sobhraj et de sa compagne.
Le 19 mai, Interpole lance un mandat d’arrêt contre Charles Sobrahj, Marie- Andrée Leclerc (sa compagne) et Ajay Chowdhury (son homme de main).
Après de multiples tentatives de fuites, Sobrahj est arrêté en Inde au Vikram Hôtel, alors qu’une vingtaine d’élèves ingénieurs Français, en voyage d’études, sont empoisonnés à leur tour.
Sobrahj leur a vendu un soi-disant médicament contre la dysenterie. Victimes de malaises, certains d’entre eux comprennent le coup monté et contactent la police. Charles Sobrahj est arrêté puis incarcéré à la prison de New Dehli pendant 20 ans.
20 ans plus tard, le 17 février 1997, Sobrahj est libéré.
Il prend l’avion pour la France et s’installe dans le quartier de Belleville à Paris.
Il engage le célèbre avocat Jacques Vergès et négocie chacune de ses interviews et photos. Il aurait touché 15 millions de francs pour les droits de l’adaptation de sa vie au cinéma.
En 2003, sans qu’on sache vraiment pourquoi, il repart au Népal.
Erreur.
Au Népal, ses crimes ne sont pas prescrits.
Il est reconnu par un journaliste, arrêté, jugé et condamné à perpétuité pour les meurtres de Connie Bronzich et Laurent Ormond Carrière.
Sobhraj a semé la mort en Thaïlande, au Népal, en Inde et en Malaisie. Personne ne sait exactement combien de meurtres il a commis réellement.
Dans les livres ou les articles relatant son parcours, les dates, les victimes, les noms, les lieux ne sont jamais les mêmes. On dirait que le roi de la manipulation a su brouiller les pistes et s’est lui-même perdu dans ses souvenirs… Au Népal, après plusieurs appels, il obtient sa liberté anticipée, en partie grâce à son âge mais aussi car sa santé décline et il a besoin d’être opéré en urgence. La Cour suprême du Népal décide donc sa remise en liberté en décembre 2022. Cette décision de dernière minute relève d’une loi autorisant la libération des prisonniers alités, ayant déjà purgé les trois quarts de leur peine.
A 78 ans, Charles Sobhraj est donc en France.
Dès sa descente d’avion, il a été pris en charge par la police.
Son avocate française, Isabelle Coutant-Peyre, qui est venue le chercher à l’aéroport, continue de plaider son innocence. Elle affirme qu’il a été condamné injustement. Le dossier serait fabriqué avec des pièces falsifiées par la police népalaise.
L’avocate déclare, je la cite, que cette histoire est « un scandale, on le présente comme un tueur en série, ce qui est complètement faux »
Charles Sobhraj devrait maintenant subir une opération à cœur ouvert.
Même si certains affirment qu’on ne peut réparer le cœur d’un tel homme.
Texte & Voix : Delphine Benattar
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