Oui, vous l’avez compris, il s’agit bien du radeau de la Méduse…
Vous connaissez peut-être ce célèbre tableau du peintre Géricault, « Le naufrage du radeau de la méduse » qui est exposé au Louvre.
Sur un radeau pris par la tempête, on voit des corps livides mais sveltes, musclés, magnifiques !
Aucune trace de cannibalisme, ni de luttes…
Une œuvre romantique qui ne se veut pas réaliste.
Car la vérité est bien différente, beaucoup plus « trash », plus extrême.
L’histoire du radeau de la Méduse est une histoire d’abus de pouvoir, d’inégalités sociales, et de folie.
Pour comprendre, il faut repartir au jour du départ de la frégate LA MÉDUSE.
Avant de commencer notre histoire, petit rappel historique :
Nous sommes donc en 1816.
Après la Révolution française, puis l’Empire de Napoléon Bonaparte, c’est le retour de la monarchie avec Louis XVIII.
Et avec lui, toutes sortes de royalistes, qui s’étaient bien fait oublier depuis la révolution. Ils sortent de leurs cachettes ou rentrent de l’étranger. Un roi dirige la France, ils peuvent de nouveau exister !
Quel rapport avec le naufrage ? Il est direct, vous allez voir.
Le Roi vient de signer un traité de paix avec l’Angleterre.
A cette occasion, la France récupère des colonies, dont le Sénégal, où la Marine Royale envoie des militaires, des colons, des scientifiques et des fonctionnaires.
4 navires doivent partir le 17 juin 1816 de l’île d’Aix, près de La Rochelle. Direction le port de Saint Louis au Sénégal.
C’est là qu’intervient un certain Hugues Duroy de Chaumareys. Nous l’appellerons Chaumareys.
C’est un ultra royaliste, ancien officier de Marine.
Il n’a pas navigué depuis 25 ans. Lui aussi s’était fait oublier depuis la révolution.
Grâce à ses relations, il obtient le commandement d’un des 4 bâtiments, la Méduse et donc, la responsabilité de conduire à bon port 400 voyageurs.
Parmi les soldats qui forment la grande majorité des passagers, on trouve un cocktail explosif, composé d’officiers royalistes, d’anciens soldats de l’Empire mais aussi de nostalgiques de la révolution.
Des hommes qui se détestent.
Le seul danger en s’approchant des côtes africaines, c’est le banc d’Arguin, à une cinquantaine de km des côtes mauritaniennes, au-dessus du Sénégal.
C’est un fond sablonneux, où l’eau est peu profonde.
Les bateaux peuvent s’y échouer facilement.
Heureusement, le banc d’Arguin est connu, il est indiqué clairement sur les cartes marines. Il suffit donc d’être vigilant.
Quand on aura passé le « cap blanc », au nord de la Mauritanie, il faut s’éloigner vers le large, éviter le banc dangereux, et ensuite, repiquer vers les côtes.
De toute façon, la Méduse n’est pas seule. Les 4 navires devraient rester groupés. En cas de problème, ils pourront s’alerter les uns les autres.
3 d’entre eux vont appliquer les consignes, et arriveront à bon port.
Mais sur la Méduse, Chaumareys va multiplier les erreurs grossières.
1ère erreur :
Parmi les passagers, on compte le futur gouverneur du Sénégal, un certain colonel Shmaltz, qui voyage avec sa famille et voudrait bien qu’on arrive rapidement à destination. Chaumareys obéit au gouverneur, il accélère, et distance rapidement les autres bateaux.
La Méduse s’isole.
2 ème erreur :
Chaumareys n’accorde aucun crédit aux officiers de Marine qui vont l’alerter plusieurs fois sur ses erreurs de navigation.
En ultra royaliste borné, il refuse d’écouter des républicains ou des bonapartistes qui forment son équipage.
Non, il préfère sympathiser avec un civil, un certain Richefort, royaliste comme lui, amateur de bon vin comme lui.
D’ailleurs, pas besoin d’avoir le nez sur les cartes, ce Richefort est explorateur et connaît très bien les côtes africaines. Enfin, c’est ce qu’il dit…
Mais Richefort se trompe et la Méduse fonce droit vers ce banc de sable où se coincent les bateaux.
Les officiers donnent l’alerte : l’eau n’est plus aussi profonde ! Elle est plus transparente, il ne devrait pas y avoir autant de poissons à la surface ! Chaumareys s’obstine.
Un cri retentit sur le pont. « Nous touchons ! ».
La Méduse est violemment secouée, elle s’immobilise, enferrée dans les sables.
Nous sommes le 2 juillet.
Chaumareys est complètement dépassé.
Pour essayer d’alléger le bateau, on jette à l’eau quelques marchandises, mais le commandant intervient, il veut garder ses farines et ses poudres pour le Sénégal. « Qu’on trouve une autre solution ! »
2 jours passent. Les soldats et les matelots ne veulent plus écouter ce chef irresponsable qui les conduit à leur perte.
Les esprits s’échauffent.
Au diable les ordres, on mange tout ce qu’on trouve, on vide les barils de vin sans compter.
Schmaltz, le gouverneur du Sénégal, a une idée : qu’on fabrique vite un radeau, pour y décharger le maximum de poids. La frégate pourra peut-être alors se dégager. C’est donc pour porter de la marchandise que le « radeau de la Méduse » est construit avec des planches, des poutres et du cordage. Il mesure 20 mètres sur 6.
Dans la nuit du 4 juillet, tout s’accélère.
Une tempête abîme la frégate, une voie d’eau se déclare. La confusion est totale.
Chaumareys donne l’ordre d’évacuer dans les 6 canots de sauvetage.
Mais il n’y a pas assez de place pour tout le monde ! Le radeau servira pour les autres, dont on dresse la liste précise : 147 marins et soldats, quelques officiers et quelques civils.
Même s’il n’est pas construit pour accueillir des hommes, il flotte, c’est l’essentiel.
Le 5 juillet à l’aube, c’est le départ.
Les privilégiés et les officiers ont les meilleures places.
Quant à Chaumareys, il reste jusqu’au bout le plus pitoyable des commandants : il quitte le navire aussi vite qu’il le peut, sans attendre que les passagers soient tous en sécurité.
Pour les malheureux qui ont droit au radeau, ce n’est pas la même histoire.
Avec le poids de la masse humaine, le bois s’enfonce de plus d’un mètre.
Ils se tiennent comme ils peuvent les uns aux autres pour ne pas tomber, pour ne pas se noyer.
On imagine que ça ne durera pas longtemps, sous peu, on atteindra la terre, puisque le radeau est tiré par des cordages qui le relient aux canots. L’important c’est de rester solidaires.
2 heures plus tard, les amarres se détachent. Accident ou acte volontaire, on ne saura jamais.
Le gouverneur Shmaltz est dans un des canots dont le câble vient d’être largué. Pour lui, de toute façon, ce radeau est trop pesant. Il risque de faire chavirer les canots. Alors mieux vaut avancer sans lui, et envoyer des secours après coup.
A la question « faut-il repasser un cordage au radeau ? », il aurait répondu « abandonnons-les ! ».
Sur le radeau, la colère l’emporte sur la stupeur des premiers instants.
« Ils nous ont abandonnés ».
Beaucoup perdent espoir, l’émotion gagne sur la raison, et bientôt la folie s’empare des esprits.
La première nuit, une nouvelle tempête arrive avec son lot d’angoisses et de terreurs. Imaginez- vous, les jambes sous l’eau depuis des heures, ballotés par les vagues, dans le noir total.
Certains se jettent déjà dans l’eau pour en finir au plus vite.
D’autres sont victimes d’hallucinations, de cette « folie nocturne » que les marins appellent « Calendure ».
D’autres encore, les jambes coincées, parfois broyées entre les planches, ne peuvent plus garder la tête hors de l’eau et se noient.
Certains gardent leur calme et tentent de faire régner un semblant d’ordre. Parmi eux, 2 hommes dont le témoignage pèsera lourd quand viendra le moment : l’officier chirurgien Jean-Baptiste-Henri Savigny et l’ingénieur géographe, Alexandre Correard.
Le 2ème jour, ils ne sont déjà plus que 130.
L’unique sac de biscuits à disposition, trempé, est fini depuis longtemps. Il n’y a plus rien à manger.
Restent 2 barils d’eau douce et 6 de vin.
Les officiers tentent de rationner les hommes mais les soldats n’obéissent pas et se saoulent.
Petite parenthèse, à cette époque, on ne sait pas encore que le vin n’est pas la meilleure des boissons pour s’hydrater.
Des combats commencent avec les officiers.
Des dizaines de soldats titubants sont poussés par-dessus bord.
D’après des témoignages, quelques gradés, dont le chirurgien Savigny et l’ingénieur Correard, auraient incité les soldats à boire pour se débarrasser d’eux et alléger le radeau.
Les mutins qui tentaient de s’agripper aux planches auraient eu les doigts coupés. Massacre ou rébellion qui tourne mal ? Ça non plus on ne le saura jamais.
Ils ne sont déjà plus qu’une soixantaine à bord, de l’eau désormais jusqu’aux cuisses.
Ce 3ème jour marque un tournant macabre : la peur de mourir de faim l’emporte sur tout le reste.
Pendant que Savigny découpe savamment des corps, d’autres se jettent sans attendre sur les cadavres.
La folie s’empare de plus en plus du radeau.
La douleur des blessures est démultipliée par le contact avec l’eau salée.
Les peaux immergées trop longtemps se mettent à peler comme des oranges.
Il n’y a plus d’eau claire, il n’y aura bientôt plus de vin.
Plus il y a de morts, plus le radeau flotte. Le 4ème jour, les survivants n’ont de l’eau que jusqu’aux genoux.
Il ne reste qu’une cinquantaine de personnes à bord.
Des combats reprennent entre soldats et officiers.
Et puis arrive ce court moment de grâce, quand un banc de poissons volants vient se coincer dans le radeau. Plusieurs centaines ! Un miracle.
On arrive même à faire un feu avec de la poudre à canon.
Aux poissons, on rajoute un peu de viande humaine.
Ils ne sont maintenant plus que 30.
3 jours passent. Il ne reste que très peu de vin. Boire en cachette est désormais puni de mort.
Deux soldats passent outre. Eux aussi, on les passe par-dessus bord.
Certains boivent leur urine.
On se débarrasse des blessés. De toute façon, ils ne s’en sortiront pas et moins on sera sur le radeau, plus on aura de chance de s’en sortir.
Le plan est mis à exécution. Les témoignages racontent que 3 matelots et un soldat se chargent du sale travail pendant que les autres détournent les yeux.
lls ne sont plus que 15.
Le soleil brûle. Les peaux se décollent.
Les armes sont jetées, pour ne plus tenter le diable.
Il n’y a plus qu’à attendre.
Les requins tournent autour du radeau.
Pendant ce temps, les rescapés arrivés à Saint Louis du Sénégal ont prévenu de l’existence du radeau qui dérive. Le voilier l’Argus part à sa recherche.
Le 17 juillet, après 13 jours d’enfer, les 15 naufragés aperçoivent au loin un bateau à l’approche.
On agite un drapeau de fortune fabriqué avec des bouts de tissus.
L’Argus doit s’y reprendre à deux fois pour réussir à approcher.
Au bout de plusieurs heures, par temps calme, le cauchemar prend fin.
Ils sont sauvés. C’est fini.
Ce que découvrent les officiers de la Marine Royale est trop grave pour être passé sous silence.
Autour des survivants amaigris et couverts de plaies, des lambeaux de chair sèchent encore au soleil.
Amenés à Saint Louis pour être soignés, 5 d’entre eux ne survivront pas.
Pour les 10 autres, il va bientôt falloir répondre aux questions, et rendre des comptes.
Début septembre 1816, le chirurgien Savigny est chargé de rédiger un rapport officiel, publié au Journal des Débats.
Ce document est adressé au Ministère de la Marine. Il est confidentiel, mais il fuite. Des journalistes s’en emparent et la France découvre, sidérée, l’ampleur de l’horreur.
Le naufrage de la Méduse devient une arme politique contre la Monarchie.
Des passagers de la frégate témoignent. Ils dénoncent l’incompétence du Commandant Chaumareys, la violence des officiers sur le petit peuple. On raconte aussi la façon dont ces « pauvres gens » ont été embarqués sur le radeau. Voilà où mène le retour d’un Roi et son cortège de privilégiés !
Début 1817, s’ouvre le procès de Chaumareys, en Conseil de Guerre.
Condamné à 5 ans de prison, il n’en fera que 3.
Radié de la Marine, démis de ses grades, titres et pensions, il niera jusqu’au bout sa responsabilité dans le naufrage.
Ironie du sort, la frégate la Méduse sera retrouvée toujours hors de l’eau, des mois plus tard. On trouvera même quelques hommes encore bien vivants à son bord.
Comme quoi, rien ne justifiait que l’on quitte aussi vite le navire.
Savigny et Corréard publient un livre témoignage, rempli de précisions, sous le nom de « Naufrage de la frégate La Méduse ».
Savigny s’y donne le beau rôle. En « guide éclairé », il a agi en son âme et conscience. Il a fait au mieux pour assurer la survie des hommes.
Des voix s’élèvent pour le contredire.
On parle de l’épisode des soldats saoulés et jetés à l’eau. Savigny aurait agi en ne pensant qu’à sa propre survie !
Pour se justifier, les deux survivants rééditeront plusieurs fois leur livre, en l’augmentant de notes explicatives.
Et c’est CE livre qui interpelle le jeune peintre Géricault.
Il a justement besoin d’une œuvre marquante pour se faire connaître et les drames humains l’inspirent particulièrement.
Mais quelle scène choisir pour s’attaquer à ce projet ? Le cannibalisme, des soldats en plein combat sur l’océan ? Finalement, il se concentre sur les derniers instants, chargés d’espoir : quand les naufragés aperçoivent l’Argus.
Pour trouver les teintes exactes de la peau des cadavres, il se procure des membres coupés à la morgue.
Il va dans les mouroirs pour saisir au crayon les grimaces de la souffrance.
Il demande même au charpentier du radeau, qui fait partie des survivants, d’en fabriquer une reproduction.
Savigny et Correard servent d’ailleurs de modèle. Oui, sur le tableau, on peut les reconnaître. L’un est adossé au mât, l’autre l’alerte qu’un bateau arrive.
La scène n’est pas réaliste, le naufrage est sublimé, jusqu’au décor de tempête, créé de toute pièce pour intensifier le drame qui se joue.
Géricault signe une des œuvres les plus romantiques qui soient.
Au Salon de 1819, le tableau crée la polémique.
Il rend admirable une scène macabre, il sublime l’horreur.
Et puis, il dénonce les incompétences du pouvoir.
Le personnage qui brandit le drapeau est un homme noir, alors que l’esclavage sévit encore et toujours. C’est la première fois qu’un noir a la posture de héros sur une toile.
D’ailleurs, si vous voulez le voir au Louvre, il va falloir faire vite.
Le naufrage noircit d’année en année, à cause d’un composant utilisé par le peintre. On ne peut rien y faire.
Un jour, il deviendra aussi noir que les profondeurs de l’océan.
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