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LE JAPONAIS CANNIBALE, Il est mort libre

LE JAPONAIS CANNIBALE, Il est mort libre

En ce 11 juin 1981, le temps est doux à Paris.  

Isseï Sagawa a invité chez lui Renée Hartevelt pour boire le thé. Les jeunes gens se sont rencontrés il y a un mois sur les bancs de la fac de Censier, où ils suivent un cours de Littérature Comparée. 

Isseï a 32 ans. Il est arrivé en France il y a peu, pour mener un doctorat de littérature anglaise. Renée, elle, est Néerlandaise. 

Elle était déjà chez lui hier, pour déguster un repas japonais.

Cet après-midi, Sagawa lui a demandé de revenir. Il aimerait qu’elle lui lise un poème allemand. Il ne maîtrise pas la langue et veut le traduire pour le retranscrire et l’envoyer à l’un de ses anciens professeurs, au Japon. Mais avant, il a une confidence à lui faire. Il est amoureux d’elle. Renée est embarrassée, elle l’apprécie, mais ses sentiments pour lui s’arrêtent là. 

L’étudiant se renfrogne. Il revient au motif de son invitation : le poème.

Soulagée, Renée commence à déclamer le texte. 

Absorbée par sa lecture, elle ne prête pas attention à son hôte, auquel elle tourne le dos. 

Après s’être emparé d’une carabine 22 long-rifle, ce dernier lui tire une balle dans la nuque.

Dans le studio étriqué du XVIe arrondissement d’Isseï Sagawa, Renée Hartevelt s’effondre. Elle avait 25 ans.

Isseï Sagawa est né à Kobe, en 1949.

Son arrivée au monde est à l’image de son existence : sombre et hors du commun. 

Après un accouchement prématuré et délicat, le nourrisson est déclaré mort-né. Contre toute attente Isseï Sagawa pousse son premier cri vingt minutes plus tard. 

Pendant ce laps de temps il aurait souffert d’anoxie cérébrale, à laquelle on attribue sa constitution fragile. Depuis son plus jeune âge Isseï Sagawa est chétif. La mort plane sur les premières années de sa vie, marquées par la maladie. À l’âge de deux ans il aurait été hospitalisé pour une encéphalite japonaise, une affection dont peu d’enfants réchappent à l’époque.

20 à 30 % des survivants en gardent des séquelles. Parmi celles-ci figurent des attitudes violentes, impudentes ou égocentriques, une excitation impulsive, ou encore des conduites antisociales. 

Isseï Sagawa est choyé par sa mère et évolue au sein d’une famille aisée.

Son père dirige une société qui fournit des produits chimiques pour le traitement des chaudières de la Marine. 

Dans son studio parisien, Isseï Sagawa contemple sa victime. 

Renée Hartevelt est étendue à ses pieds. 

L’étudiant la déshabille et s’empare d’un couteau, s’apprêtant à commettre l’impensable. 

Après avoir prélevé plusieurs morceaux de chair, il s’applique à les manger.

Certains crus, d’autres cuisinés.

Par le passé, Isseï Sagawa avait déjà cédé à ses pulsions. 

Adolescent, il est introverti et raillé pour son physique et sa démarche légèrement claudicante. Il se concentre sur ses études et se passionne pour la lecture.

En 1972, après avoir passé son bac, il s’inscrit à l’université de Wako, à Tokyo, pour étudier la littérature anglaise. 

Une nuit, il s’introduit chez une jeune femme allemande qui vit dans son quartier. Pendant quelques minutes, il rôde à pas de loup dans l’appartement, à la recherche d’une arme. Il jette son dévolu sur une ombrelle. Mais comme il se penche au-dessus de sa future victime endormie, celle-ci se réveille.

Elle hurle et parvient à le repousser.

Effrayé, le jeune homme s’enfuit.  

L’incident n’aura pas de suite. 

Le père d’Isseï Sagawa l’envoie finir sa licence à l’université d’Osaka.  

13 juin 1981. Comme tous les samedis printaniers, les promeneurs affluent au bois de Boulogne. 

Depuis quelques minutes, un couple est intrigué par le manège d’un homme de petite taille qui pousse un caddie contenant deux vieilles valises et semble perdu. 

Soudain, le chariot se renverse Dans sa chute, l’un des bagages s’ouvre.L’homme, indifférent aux appels du couple, prend la fuite. 

En s’approchant, ces derniers réalisent avec horreur que la valise ouverte contient des restes humains. 

La brigade criminelle est dépêchée sur les lieux. Le couple dresse aux enquêteurs une description sommaire de l’homme qui s’est enfui : « il est d’origine asiatique, petit, chétif et plutôt jeune ».

À l’institut médico-légal, où le contenu macabre des valises est envoyé, on identifie le corps démembré comme étant celui d’une jeune femme. Le médecin légiste attribue la mort à un coup de carabine. Et il constate avec stupeur que le cadavre n’a pas seulement été mutilé. De la chair y a aussi été prélevée. Sept kilos, très exactement.  

Face à cette affaire hors du commun, la police décide de lancer un appel à témoins dans Le Parisien. « Toute personne ayant remarqué dans la journée du 13 juin un homme asiatique de petite taille chargé de deux valises aux alentours du bois de Boulogne est prié de se manifester auprès de la Brigade Criminelle. »

Le message fait mouche dès sa parution dans le quotidien à grands tirages.

Trois témoins se présentent aux enquêteurs. 

Les premiers sont chauffeurs de taxi. 

L’un d’eux se souvient d’un client dont le profil correspond à celui du suspect. 

Il l’a fait monter dans son véhicule au numéro 10 de la rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement. L’homme l’attendait avec un caddie qui contenait deux valises. Le coffre étant trop petit, le chauffeur n’a pas pu le fermer. 

Arrivé place de la Muette, un policier a arrêté le véhicule, intrigué par son étrange chargement. Il a demandé au client de rapporter le caddie où il l’avait trouvé. Quelques minutes plus tard, le taxi l’a donc redéposé chez lui. 

Les déclarations de l’autre chauffeur sont similaires. Il a récupéré le même homme, à la même adresse. 

Mais contrairement à son collègue, il l’a bien déposé… Au bois de Boulogne.

Le troisième témoin est une femme. Ses déclarations ne laissent pas de place au doute. Elle habite rue Erlanger elle aussi. Il y a quelques jours, son mari a été réveillé en pleine nuit par un bruit de chariot métallique dans la cour. Aveugle, il a demandé à sa femme d’aller voir ce qui se passait à la fenêtre. C’est là qu’elle a aperçu un homme pousser un caddie puis prendre un taxi.  

La Brigade criminelle se rend rue Erlanger. Après une brève enquête de voisinage, elle apprend qu’un certain Isseï Sagawa vit au premier étage d’une maison, au fond de la cour. Pour le moment, l’homme décrit par la concierge comme « discret et poli » est absent. Les enquêteurs l’attendent de pieds fermes. 

Vers 20h45, un taxi finit par s’arrêter devant la porte. Le client qui en descend est leur suspect. 

« Vous savez pourquoi on est là ? », lui demandent les policiers après l’avoir ceinturé. 

« Oui, c’est en rapport avec Renée Hartevelt », répond paisiblement le jeune homme.

Dans son appartement, les preuves accablantes s’étalent sous les yeux des enquêteurs estomaqués.

Ils retrouvent d’abord les papiers d’identité de l’étudiante néerlandaise ainsi qu’un 22 long rifle. Au sol, malgré un nettoyage apparent, ils remarquent de larges taches brunes. 

Et en ouvrant le petit réfrigérateur sous l’évier, les constatations virent à l’horreur. Des morceaux de chair y ont été entreposés, emballés dans des petits sacs poubelles bleu vif. 

Les enquêteurs mettent également la main sur un appareil photo et un dictaphone. laissés sur le bureau. 

Au 10 rue Erlanger, Isseï Sagawa accomplit son dessein sordide.

Il fait une pause pour rembobiner le dictaphone qu’il a pris soin d’enclencher à l’arrivée de Renée Hartevelt. 

Il recherche le passage qui lui tient à cœur. 

Les mots du poète allemand expressionniste résonnent à travers la voix de la jeune femme.

« L’homme fort qui part pour l’ouest avec le soleil levant, je le loue avec joie. Il chasse une bête sauvage, gorgée de sang, dans le pays, dans la journée ; dévorée, la ville se rassasie de cervelles. L’animal qui a déchiré la terre avec le mauvais désir. »

La détonation retentit. Isseï entend le corps de Renée s’affaisser avant de s’écrouler sur le sol. Puis, plus rien. 

Isseï Sagawa s’empare maintenant de son appareil photo. 

Il veut illustrer chaque étape de son crime, qu’il immortalise dans des mises en scène sordides. Après avoir découpé l’un des seins de sa victime, il le photographie dans une assiette, à côté de petits pois. Il encadre le tout de couverts et d’un pot de moutarde. 

Ce soir-là, il prendra 39 photos. 

Sagawa finit par s’endormir à côté du cadavre, dans le silence de la nuit avancée.   

Arrivé au 36, Quai des Orfèvres, Isseï Sagawa est toujours aussi calme. 

Il resserre même ses menottes, qui menacent de glisser de ses frêles poignets. 

Sa contenance stupéfie les enquêteurs et sa constitution les étonne. L’homme pèse 35 kilos et mesure 1m52. 

Dès le début de l’interrogatoire, l’étudiant avoue son crime sans détour. 

Il avance que Renée Hartevelt s’est moquée de lui alors qu’il était en train de lui déclarer sa flamme. Sous le coup de l’émotion, il s’est emparé de sa carabine et l’a abattue. Les policiers ne croient pas à la théorie du meurtre impulsif. Entre autres choses, Sagawa a fait l’acquisition de la carabine quelques jours avant les faits.

Après avoir détaillé le meurtre, le trentenaire revendique le cannibalisme auquel il s’est adonné.  

Voilà longtemps qu’il avait envie de manger une femme. D’après lui, c’est un « acte d’amour ultime ». Il argumente son point-de-vue en reprenant une déclaration de l’auteur Georges Bataille : « Il disait que le baiser est le début du cannibalisme, et je suis d’accord avec lui. » Devant les enquêteurs ébahis, Isseï Sagawa tente même des jeux de mots douteux. « En France, vous dites bien que les femmes sont à croquer, non ? » 

Entre deux déclarations indécentes, il raconte aux enquêteurs qu’il n’en était pas à son coup d’essai.  

Depuis sa tentative ratée au Japon, goûter de la chair humaine est devenue une obsession pour Isseï Sagawa. 

À Paris, l’étudiant se laisse envahir par ses fantasmes. À la nuit tombée, il déambule dans les rues et commence à fréquenter des prostituées. Un jour, il finit par demander à l’une d’entre elles de lui vendre un morceau de sa chair. 

Effrayée, la jeune femme refuse. 

Pour assouvir ses pulsions, Sagawa devra tuer. Il a déjà pensé à tirer dans le dos des prostitués qu’il ramène chez lui, mais il ne trouve pas le courage d’appuyer sur la détente. Il élabore alors un plan : électrifier le bidet dont elles se servent. Mais là encore, son machiavélisme échoue.

Quelques mois plus tard, il parviendra à ses fins avec Renée Hartevelt, sur laquelle son obsession s’est fixée.

L’affaire fait la Une des journaux. En France, on surnomme Isseï Sagawa le « japonais cannibale ». Sur le sol nippon, le trentenaire suscite la honte. Les médias préfèrent l’appeler « l’étudiant parisien ». 

En attendant le rapport des experts psychiatres, Sagawa est détenu à la prison de la Santé. Les docteurs Serge Brion, Alain Didrichs et Bernard Defer doivent statuer sur sa responsabilité au moment des faits et, à terme, son aptitude à être jugé. Ils planchent sur son cas pendant quatorze mois et le rencontrent à plusieurs reprises. 

Pour les besoins de l’enquête, le juge d’instruction Jean-Louis Bruguière contacte les autorités japonaises. Il organise ainsi la première enquête étrangère autorisée par le gouvernement nippon. Pour la mener, la Brigade criminelle se rend à Tokyo, Kyoto, Ossaka et Kobé, et lève le voile sur l’enfance et l’adolescence d’Isseï Sagawa. 

Au fil de leurs entretiens et de leurs découvertes, experts psychiatres et enquêteurs établissent que les pulsions cannibales d’Isseï Sagawa remontent à sa plus tendre enfance. Il en aurait pris conscience à l’âge de sept ans, alors qu’il était en train de contempler un camarade. Ce désir soudain l’aurait poussé à demander à son institutrice « Pourquoi ne peut-on pas manger de viande humaine ? » À la même période, le jeune Isseï dort mal. Certaines nuits, il rêve que ses parents tentent de les cuire lui et son petit frère dans un grand chaudron, avant de les manger.  

À l’issue de leur travail, les trois experts rendent un rapport de quarante pages. Pour eux, Sagawa est irresponsable. Ils notent chez lui une “froideur émotionnelle »,  une “tendance narcissique” et une “déréalisation” qui pourraient indiquer un état schizophrène, théorie qu’ils écartent pourtant. 

Pour eux, les tendances cannibales de l’étudiant sont à mettre sur le compte de sa relation avec sa mère, qui s’est cristallisée autour de la nourriture.

Rejetant la demande de contre-expertise de la famille de Renée Hartevelt, le juge Bruguière suit l’avis des experts. Le 30 mars 1983, il prononce un non-lieu psychiatrique. Sagawa bénéficie de l’article 64 du code pénal, qui stipule : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. »

Les parents de Renée Hartevelt font appel de la décision. La chambre de l’instruction confirme le non-lieu et va jusqu’à les condamner aux dépens. Alors que leur fille a été assassinée, c’est à eux de régler les frais liés à la procédure engagée. Le procureur général intervient pour que le Trésor Public prenne en charge les frais. 

De son côté, Isseï Sagawa est placé dans le centre hospitalier Paul Guiraud à Villejuif, dans une unité réservée aux malades difficiles. Les experts motivent la décision : « On ne doit pas méconnaître sa dangerosité, ni les risques importants de récidive des conduites perverses, éventuellement assorties de violences graves ».

Moins d’un an plus tard, la famille de la victime subit un nouvel affront. Le père d’Isseï Sagawa parvient à le rapatrier au Japon. 

En juin 1984, il arrive à Tokyo. Il est interné à l’hôpital Matsuzawa, où les médecins qui l’examinent lui diagnostiquent certes « des troubles de la personnalité » mais aucun symptôme psychotique. 

Le surveillant général de l’établissement déclare même : « Je crois qu’il est sain et coupable. Sa place est en prison. » 

Isseï Sagawa ne sera pourtant jamais jugé pour ses actes commis en France. 

En août 1985, quatorze mois après son retour sur le sol japonais et quatre ans après la mort de Renée Hartevelt, le trentenaire est libre. Sagawa ne peut pas quitter son pays et reste sous contrôle policier. 

Son père, pétri de honte, démissionne de ses hautes fonctions. 

Traqué par la presse à scandale, Isseï Sagawa devient rapidement célèbre et érige son fonds de commerce sur son crime.

Il s’adonne à de nombreux entretiens dans lesquels il le relate et détaille ses penchants cannibales. Ces deux thématiques sont largement reprises dans la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés à ce jour, aux titres évocateurs : « J’aimerais être mangé » ou « Ceux que j’ai envie de tuer ».

Sagawa commente aussi des faits divers pour la presse, peint des portraits et des nus de femmes et joue dans des films pornographiques.

Le cynisme morbide atteint son paroxysme quand il participe à une campagne de publicité vantant les mérites d’un restaurant de viande….

La personnalité et le crime d’Isseï Sagawa ont fait l’objet de multiples ouvrages. Le plus notable est La lettre de Sagawa,de l’écrivain japonais Juro Kara (djoulo Kala). L’auteur y reprend ses échanges épistolaires avec Sagawa quand il était incarcéré à la prison de la Santé. 

En 2013, un AVC le cloue dans un fauteuil roulant. Depuis, Isseï Sagawa vit retiré avec son frère, dans un bungalow de la banlieue de Tokyo. En 2010, il déclarait dans une interview pour Vice : « J’aimerais manger quelqu’un d’autre avant de mourir ».

Texte : Manon Gauthier-Faure / Voix : Eric Lange & Sylvie Bariol

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