MATA HARI, L’ESPIONNE MISE À NU !
D’un air désinvolte, elle se tourne vers l’assistance et lui envoie un dernier baiser. Charme et distinction, toujours !
Un craquement. Jeannette se retourne. Elle n’a pas rêvé. Une silhouette vient de se faufiler entre les fourrés. Les vaches mugissent. Leurs pâtes raclent le sol. Elles aussi l’ont senti. La lumière baisse et la forêt prend une étrange allure. Les branches se changent en griffes acérées. Comme un piège prêt à se refermer. L’écho d’une plainte…Est-ce le vent, ou le hurlement du loup ?
Jeannette presse le pas, son troupeau la suit de près. Ne pas céder à la panique : ils ont atteint la lisière du bois. Plus que quelques mètres et ils seront à l’abri. Progressivement, la végétation s’éclaircit, les arbres desserrent leur étreinte. Un large pan de ciel mauve apparaît. Au milieu des pâturages, les toits du village flamboient sous la lueur du soleil couchant.
Enfin ! Jeannette pousse un soupir de soulagement. Un appétissant fumet vient chatouiller ses narines. Elle arrive juste à temps pour le dîner ! D’ailleurs, elle distingue sa mère devant leur maison. Celle-ci lui fait de grands signes de la main. La gamine n’a qu’une hâte : se réchauffer auprès du feu.
Elle dévale le sentier à grandes enjambées. Passé le gros rocher, elle sera de retour chez elle ! Elle court, elle bondit, elle… Un grondement retentit. Elle s’arrête net. Son regard inspecte les alentours : droite, gauche… Rien. Les mains de l’enfant se crispent sur son bâton de berger.
Elle sursaute. Une goutte d’eau s’est écrasée sur le bout de son nez. Jeannette lève la tête. Et elle la voit. Juchée sur le haut du rocher.
La bête.
Lire la suiteUn long filet de bave coule entre ses babines.
« Crie, mais crie bon sang, le village est juste à côté ! »
Jeannette n’y parvient pas. L’effroi la paralyse. Les pupilles de l’animal sont fixées sur elles. Des lames qui la transpercent de part en part. Elle réalise. C’est la fin. L’énorme masse bondit. Une gueule immonde. Elle fond sur elle. Un éclair rouge, et la douleur qui lui succède aussitôt. On la broie, on la déchire. Le noir.
28 septembre 1764. Le village de Rieutort de Randon est traumatisé. Une enfant a été tuée. Le corps gît dans une mare de sang à quelques pas de chez elle. Le ventre est ouvert et les entrailles répandues autour. La peau du crâne a été rabattue sur le visage. La mère sanglote. Tout s’est produit en l’espace d’un éclair. Sa fille ramenant le bétail à l’étable, une ombre noire surgissant de nulle part, un nuage de poussière… elle n’a rien pu faire, rien. Autour d’elle, les paysans se regardent terrifiés. La bête du Gévaudan a encore frappé.
De 1764 à 1767, la bête du Gévaudan sème la terreur.
Tous les soupçons se portent sur le loup.
Mais à mesure que les morts s’enchaînent, le doute s’immisce.
Un loup, seulement ? Peut-être sont-ils plusieurs ? Une meute assoiffée de sang ? Les plus superstitieux y voient l’influence du malin. On parle de sorcellerie et de loup-garou.
La bête a même sa chanson :
Les yeux étincelants
D’un regard redoutable
Sont deux brasiers ardents.
Tout est épouvantable dans cette horrible bête
Que le monde craint si fort
Car des pieds jusqu’à la tête
Elle présage la mort
Plantons le décor. Nous sommes à la fin du 18ème siècle. En Europe, la guerre de sept ans vient de s’achever. Le royaume de France est exsangue. Dans certaines régions la famine guette. C’est le cas du Gévaudan, une province située aux confins de l’Auvergne. Enclavée entre des montagnes acérées, la contrée est sauvage et inhospitalière. Sa population, en majorité paysanne, vit dans de minuscules hameaux. Ces dernières années ont été difficiles : Peste, brigandage… mais les habitants sont résilients. La vie n’a jamais été une partie de plaisir dans les environs.
Dès 6 ans, les enfants mènent le bétail au pré. Dans le Gévaudan on vit principalement d’élevage. Les loups ne sont jamais bien loin. Il n’est pas rare qu’ils attrapent une brebis ou un veau.
Pour les humains, c’est une autre histoire. Les attaques ne sont guère fréquentes. Et puis tous les gamins le savent : Si tu vois un loup, agite ton bâton, fait toi le plus grand possible et crie ! Il filera aussi vite qu’il est venu. Un accident survient de temps à autre mais on ne s’en formalise pas.
Été 1764. L’exception devient la règle. La première victime est une bergère de 14 ans. La deuxième en a quinze. Deux semaines plus tard, c’est au tour d’un vacher du même âge. Le premier septembre, un autre adolescent est tué. Une semaine n’est pas écoulée qu’une paysanne est retrouvée morte dans son propre potager. La peur envahit les hameaux.
Ce loup n’est pas comme les autres : il rôde loin des forêts et s’aventure jusqu’aux portes des villages. L’homme ne l’intimide pas. Au contraire, il semble le traquer. Ses proies favorites ? De jeunes bergers. Chétifs, isolés, armés de leur seul bâton… ce sont des mets de premier choix.
Les victimes sont retrouvées dans un état lamentable. Égorgées, mutilées, parfois, dépourvues de tête. Les rares rescapés sortent défigurés. Lorsqu’on leur demande à quoi ressemble l’animal, ils en tirent un surprenant portrait : plus grand qu’un loup, les flancs constellés de taches rougeâtres, un énorme gosier, une ligne noire le long de son échine, une large tache blanche sous son poitrail.
C’est une chimère droit sortie des flammes de l’enfer !
Les paysans vivent maintenant dans la peur.
On s’enferme à double tour. Les marchés sont désertés. A défaut d’explication rationnelle, on se tourne vers dieu. Dans des églises pleines à craquer, les prêtres implorent la protection du tout puissant. « Cette bête est le châtiment de Dieu, prions et repentons-nous ! ».
La presse se jette sur l’affaire. Depuis la fin de la guerre, les chroniqueurs n’ont plus grand chose à se mettre sous la dent : l’histoire tombe à pic. Un loup terrifiant, des enfants dévorés… quoi de plus excitant ?
L’événement prend un retentissement international. La Hollande, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne… chaque gazette y va de son article. La bête tient en haleine l’Europe tout entière.
Aux grands problèmes, les grands moyens. En septembre, le gouverneur de la région lève une armée d’une centaine d’hommes. La campagne est ratissée de long en large. Les paysans participent aux battues. A titre exceptionnel, on leur permet de s’armer de fusils. Une belle prime est promise à quiconque abattra le monstre.
Le Gévaudan se change en gigantesque terrain de chasse.
On dénombre 10 000 participants, un record ! Les battues s’enchaînent. Les meilleurs chasseurs accourent des quatre coins du pays. L’un d’entre eux s’attribue le titre de meilleur louvetier de France. Il revendique 1200 loups à son palmarès !
Ses concurrents rivalisent de dextérité et de vaillance… De ruse aussi. On creuse des fosses, on glisse du poison dans des cadavres de brebis. Des hommes vont jusqu’à porter des jupons pour appâter l’animal. Quoi de plus tentant qu’une demoiselle sans défense ?
La bête déjoue tous leurs plans. Elle esquive les pièges et dédaigne les animaux empoisonnés. Un jour on la repère dans tel endroit, le lendemain, elle réapparaît 20 kilomètres plus loin. La vitesse à laquelle elle se déplace frôle le surnaturel. Comme si elle anticipait les projets de ses poursuivants !
Autre bizarrerie : Elle serait immunisée contre les balles. Elles semblent rebondir sur sa peau !
Plus déroutant si une balle parvient à la blesser, la créature guérit miraculeusement le jour d’après ! Enfin… c’est ce que prétendent les tireurs désappointés.
L’hiver arrive. L’infatigable bête poursuit son massacre. Depuis juin, on dénombre une trentaine de morts. Malgré l’épouvante, les enfants continuent de mener les bêtes aux champs. Ils n’ont pas le choix. De l’élevage dépend la survie de la communauté.
12 janvier 1765. La bête s’attaque à un groupe de bergers âgés de 8 à 13 ans. Elle manque d’en emporter un mais le petit Jacques Portefaix refuse d’abandonner son camarade. Avec les autres gamins, ils harcèlent la bête de leurs pics. Plutôt mourir que de laisser partir l’un des leurs ! Leur endurance est telle que le prédateur finit par lâcher sa victime. Deux blessés parmi les enfants mais le groupe est vivant ! Un miracle !
Autre survivante, en Mars 1765, la paysanne Jeanne Jouve se bat comme un beau diable pour protéger ses trois enfants.
Avec la force du désespoir elle se jette sur le monstre, le prend entre ses bras, tente de l’étouffer, le roue de coups de poings…
En dépit de son courage, la bête saisit l’un des 3 petits. Une vie est perdue mais l’exploit de Jeanne est sur toute les lèvres
Maigre victoire…Au printemps, l’hécatombe reprend. En un seul jour quatre bergères sont attaquées. Deux d’entre elles succombent.
La colère monte chez les paysans. Les nobles se sont servis de leur terre comme d’un terrain de jeu. Ils ont piétiné les champs, saccagé les récoltes, et qu’en est-il sorti de bon ? Rien !
La bête court toujours ! L’intervention royale est indispensable. Le roi Louis XV dépêche son arquebusier personnel : Antoine de Beauterne.
L’homme est un professionnel. Dès son arrivée, il étudie le terrain. Rien n’est laissé au hasard. Accompagné de quatorze autres chasseurs et de chiens aguerris, l’envoyé de sa majesté se lance dans une traque intensive. Trois mois. Trois mois de rebuffades et de fausses espérances.
Beauterne sait que la population souffre.
Au cours des battues, il voit des paysans tomber inanimés au sol. Ici on meurt de faim. Il faut ménager les plus pauvres. Les gens du cru ne seront réquisitionnés que les dimanches et les jours de fêtes.
Beauternes prend ses précautions mais il ne peut éviter les altercations. Entre les soldats et les paysans, la communication passe mal. La plupart des locaux ne parlent que le patois.
Un dénommé Jean Chastel provoque un beau grabuge. Cet Ancien tenancier, travailleur journalier à ses heures, a mis en joue les hommes de Beauterne. La raison ? L’histoire est confuse. Les fils de Chastel se seraient moqués des soldats.
Beauterne se méfie. Si Chastel a eu l’outrecuidance de s’attaquer aux émissaires du roi, il peut être capable du pire. Par précaution, il est mis aux fers. Beauterne ne le libérera que lorsqu’il aura tiré un trait avec sa mission.
L’été s’écoule rapidement.
Beauterne ne peut envisager de passer l’hiver dans cette province reculée.
Le temps presse et l’honneur royal est en jeu. Il faut mener cette mission à bien. Le roi veut avoir la bête, et bien il l’aura !
Le chasseur du roi réfléchit. Il comprend que les battues ne mèneront à rien. La région est pleine de crevasses et de reliefs escarpés. Il faut économiser ses forces et miser sur la sagacité des chiens.
20 septembre 1765. L’impensable se produit. En quelques heures la nouvelle se répand comme une traînée de poudre : Beauterne a tué la bête !
8 survivants sont appelés pour identifier son cadavre. Tous le confirment : il s’agit bien d’elle ! La liesse s’empare du Gévaudan.
1er octobre 1765. Versailles est en ébullition. Dames et gentilshommes se pressent pour admirer la prise de Beauterne.
On l’a empaillée, bichonnée. On se bouscule pour admirer le trophée. Un murmure de déception parcourt l’assistance : Ce n’est qu’un gros loup, tout au plus 60 kilos, bien loin de la créature apocalyptique vantée par les journaux !
Des commentaires plus désobligeants circulent sous éventails… : « lorsqu’on a ouvert la panse de l’animal pas un seul débris humain n’en est sorti » la courtisans ont beau jaser, Beauterne a tenu parole. Depuis un mois aucune attaque n’a été signalée.
Morte ?
Au Gévaudan tout le monde veut y croire. L’automne se passe sans encombre puis vient l’hiver… Dès les premiers frimas, l’horreur reprend. La bête est bien vivante et elle massacre à tout va. Les paysans sont accablés. On implore l’aide du monarque. Mais cette fois le roi fait la sourde oreille. La cour n’est plus qu’indifférence. « La bête ? C’est déjà de l’histoire ancienne ! Des gueux déchiquetés par des loups, on en voit tous les jours ! » Le Gévaudan est livré à lui-même.
Printemps 1767. Les attaques se multiplient.
Marie,11 ans, Marie Anne âgée de 9 ans, Jeanne Paulet 15 ans, Etienne Loubat, 9 ans… La liste s’allonge. Jusqu’où ira le massacre ? Au début de l’été, on approche les 80 morts. De nouvelles battues sont levées. Parmi les chasseurs, un rude gaillard du nom de Jean Chastel. Tiens, tiens… Celui-là même qui a été mis aux fers par Beauternes.
19 juin 1767. Il est 10 heures du matin. Nous sommes à la lisière du bois de la Ténazeyre. Jean Chastel se tient à l’écart du reste du groupe. Dans une main il tient son fusil chargé de deux balles bénites, dans l’autre un missel. Le paysan patiente. Il feuillette son livre, marmonne ses prières quand soudain… Une ombre surgit entre les arbres.
C’est elle.
Chastel referme son livre et le glisse dans sa poche. La bête ne fait pas un mouvement. Il épaule son fusil, vise et tire.
La bête s’écroule.
Chastel grogne entre ses dents : « Bête tu ne tueras plus. »
L’animal est transporté au château le plus proche. On le retourne dans tous les sens, on l’examine. Force est de reconnaître : il ne ressemble à rien de connu. Le poil roux traversé de bandes noires, d’énormes griffes, une tête monstrueuse… On amène 28 rescapés auprès de la dépouille. On leur demande : « La reconnaissez- vous ? » La réponse est unanime : « Oui, c’est elle. »
Les jours passent, viennent les semaines puis les mois. Plus aucune mort violente ne frappe le Gévaudan. Jean Chastel a bien tué la bête.
Il n’est pas acclamé en héros pour autant. Une inquiétante aura entoure le bonhomme. On le surnomme le fils de la sorcière. Des villageois chuchotent : « Si La bête s’est arrêtée, c’est parce qu’elle a reconnu son maître.» D’autres relèvent une troublante coïncidence : la bête n’a tué personne durant le séjour de Chastel en prison.
Qu’importe. Le monstre est mort et enterré, le Gévaudan peut retrouver sa quiétude d’antan.
Fin de l’histoire ?
Pas vraiment. De nombreuses questions restent en suspens. La toute première concerne l’identité du monstre. La thèse la plus répandue est qu’il s’agit d’un loup particulièrement féroce.
Pourtant les descriptions de l’époque malmènent cette affirmation. Poil roux, rayures noires…S’il s’agit d’un loup, il n’est pas banal.
Donc ?
Certains parlent d’un animal exotique échappé d’une foire ou d’un jardin zoologique. Une hyène peut être ? Nul ne peut le certifier. Les restes de la bête sont introuvables.
Au vingtième siècle de nouvelles théories font surface : derrière la bête se cacherait un être humain. Un sadique, un tueur en série !
Chastel est le premier suspect accusé mais un autre nom apparaît : le comte de Morangiès.
Un noble ayant activement participé aux traques. Une personnalité sulfureuse, ce compte ! Jeté en prison par sa propre famille, il a ensuite dilapidé sa fortune et a même été poignardé par sa maîtresse.
Les théories les plus folles concernent ce noble dévoyé. Secondé par Chastel, Morangiès aurait dressé la bête pour qu’elle devienne une machine à tuer.
Le but d’une telle machination ? Venger la noblesse locale d’un affront remontant à plus d’un siècle !
L’hypothèse d’une intervention humaine n’est pas si farfelue. Certains corps ont été retrouvés dénudés. Qu’un sadique ait profité du climat de terreur pour commettre le pire n’est pas à exclure.
Autre possibilité : l’hybridation. Dans le Gévaudan du 18ème siècle il arrive que les chasseurs enlèvent des louveteaux pour les croiser avec leurs chiens.
On peut imaginer qu’un spécimen se soit échappé. Voir plusieurs.
Qu’une meute ait été impliquée expliquerait beaucoup de choses : certaines attaques pratiquement simultanées, le fait de voir la bête blessée un jour puis intacte le lendemain….
Les Spéculations abondent mais l’énigme reste entière. Avec le temps, les preuves matérielles ont disparu.
Reste le Gévaudan. Son âpre beauté, ses gorges profondes et ses épaisses forêts.
Elles seules connaissent le secret…
Texte : Claudia Valencia / Voix : Sophie Kaufmann
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