LA SAGA KENNEDY – LES ROIS MAUDITS
Les Kennedy sont « bigger than life » et payent le prix… On meurt beaucoup dans cette famille, et violemment…
Dans l’Ouest de la France, on raconte encore cette histoire aux enfants quand ils ne sont pas sages ou quand il faut leur enseigner la prudence.
Une histoire de monstre. Une histoire vraie.
C’est celle d’un seigneur.
Un homme riche, cultivé, et même raffiné.
Il vivait dans un château somptueux, entouré seulement de ses serviteurs, des âmes peu scrupuleuses ou terrifiées de servir un tel maître.
La chambre de ce seigneur était située en haut de la plus haute tour.
Dévasté par la mort de la femme qu’il aimait, il sombra peu à peu dans un grand désespoir, dans la folie.
Lire la suiteIl s’entoura de magiciens et se lança dans des rites qui exigeaient des sacrifices.
Or, dans les villages environnants, des enfants disparurent.
Glacés, les habitants se mirent à sentir des odeurs.
Des odeurs pestilentielles qui provenaient sûrement du plus noir des enfers.
À mesure que les jours progressaient, que les moissons passaient, l’angoisse grandissait.
Les disparitions se poursuivaient et les fumées malodorantes s’échappaient encore de la cheminée du château, depuis cette chambre de la plus haute tour.
On ne sut jamais vraiment le sort qui fut réservé à ces enfants.
Quant à l’homme maléfique du château, ses traits se sont comme effacés.
Aucun témoignage ne nous est parvenu : de son apparence, de sa silhouette.
Comme si sa seule description pouvait le faire renaître.
Comme s’il pouvait encore hanter les prairies, les tourbières, les marais.
Mais on s’est transmis son nom : Gilles de Rais.
Le grand seigneur de la Bretagne, de la Vendée et de l’Anjou.
Le dévoreur d’enfants.
Nous sommes à la charnière de deux mondes.
Le Moyen Âge touche à sa fin.
Et avec lui, une ère obscure régie par des lois saintes.
L’autorité, c’est le Roi, l’Église et Dieu.
L’enfer et la damnation éternelle étaient agités comme un épouvantail par des prélats menaçants.
Les maladies, les épidémies, les guerres, incarnaient un bras vengeur sur un peuple d’impies.
La souffrance était un châtiment et il fallait se repentir.
Et la Renaissance arrive. Le XVe siècle. Une lueur.
L’ère de la Raison, de la Science et des Arts.
L’individu se lève enfin. Il interroge sa place dans le monde.
Le sens de son existence. L’essence de Dieu.
Les repères bougent.
Comme la fin de la nuit et le début du jour, la période est incertaine, trouble. Les cauchemars de l’obscurité viennent encore tourmenter les promesses de l’aube.
En somme : c’est l’Ancien Monde luttant de toutes ses forces contre le Nouveau Monde.
Et justement… La France vit des heures sombres.
Le pays subit une longue guerre. Une guerre interminable. La si bien nommée : guerre de Cent Ans.
Elle confronte les français aux anglais qui ont envahi une grande partie du territoire.
Sur les champs de bataille, les chairs cèdent : lacérées ou déchiquetées par des instruments de lutte barbare. Dans les villages, la vie est rude. Les soldats des deux camps, les pillards, les déserteurs, sèment la terreur.
Ça n’en finit pas.
Les familles perdent des maris, des pères, des fils.
Et le peuple souffre.
C’est dans cette sombre période que le monde va engendrer une de ses pires créatures : le seigneur Gilles de Rais.
Aujourd’hui, sur les ruines du château de Champtocé, en Anjou, on peut voir une tour, une tour éventrée. Une béance en plein cœur du bâtiment et du paysage, comme une balafre, une cicatrice. Un cri quand le vent siffle.
Ce qui s’est passé là, a laissé une trace. Indélébile et laide.
C’est dans cette tour que naît Gilles de Rais, aux alentours de 1405.
Son prénom, il le doit à Saint Gilles, que ses parents ont honoré par un pèlerinage. – d’ailleurs, il a une enfance pieuse.
Une éducation soignée à la cour des Ducs de Bretagne.
Jusqu’à ses 10 ans environ, tout porte à croire qu’il est voué à un brillant avenir.
Mais ses parents meurent brutalement.
Et il s’agit là peut-être, de la première pierre apposée au triste édifice de sa destinée.
Le malheur, la tragédie, très jeune. Le chemin commence à dévier…
Pour l’instant, il hérite. Et de beaucoup !
Gilles de Rais descend de grandes maisons « féodales ».
C’est encore ce système qui prévaut à l’époque.
Une forme d’organisation politique, une hiérarchie pyramidale.
En haut, il y a le Roi bien sûr, puis le clergé, ensuite la noblesse – composée de seigneurs et de chevaliers. Ce sont les privilégiés.
Et puis, il y a le Tiers Etat, qui comprend la grande majorité du pays, les bourgeois, les artisans, les ouvriers, les paysans, et tout en bas de l’échelle les fermiers, les domestiques et… les autres, la plèbe.
En bas de la pyramide, on paye les impôts.
L’argent revient aux riches seigneurs.
Des nobles, comme Gilles de Rais. Il est Baron.
Et ses parents lui ont légué un patrimoine impressionnant.
Entre la Loire, le Poitou et la Bretagne, il possède de grandes étendues de terres, des châteaux et toutes les rentes et les avantages qui viennent avec.
Il détient tous les pouvoirs sur ses propriétés et ceux qui y habitent : les courtisans, les serviteurs, les paysans.
Le seigneur de Rais est donc une figure incontournable, non seulement de la région, mais aussi du pays. Il est connu de tous.
Et même, du Roi.
À 10 ans, Gilles est orphelin.
Son grand-père maternel, le seigneur de la Suze, entre en scène,
et son influence va être néfaste.
Son nom : Jean de Craon. C’est un homme vénal.
Il voit dans la détresse de cet enfant une opportunité de s’enrichir.
Il veut mettre la main sur l’héritage.
Il manigance, il graisse des pattes et casse le testament du père, qui confiait Gilles à un cousin éloigné.
Il parvient à ses fins et arrache la tutelle du petit héritier.
C’est ainsi que se comporte ce chevalier peu scrupuleux.
Il obtient par la force, il violente, il est au-dessus des lois.
C’est cet exemple, qu’il donne à son petit-fils.
Par ailleurs, il a perdu plusieurs membres de sa famille sur les champs de bataille et récemment, son unique successeur mâle.
Alors, il reporte son attention sur Gilles.
On peut discuter des circonstances ou des sévices commis.
Ce qui est sûr, c’est qu’aux alentours de 1435, un nombre impressionnant d’enfants disparurent dans cette région : 140 !
Gilles de Rais est peut-être le premier et le plus redoutable tueur en série de tous les temps. Il est français. Et il a bel et bien existé.
Ce grand-père a des règles d’éducation bien à lui.
Il ne donne aucun cadre à l’enfant. Il le laisse grandir au gré de ses désirs, de ses pulsions.
En guise de sortie récréative, quand il fait beau, il emmène l’enfant assister à des exécutions publiques, comme des écartèlements, des bûchers, des pendaisons…
Le petit orphelin a aussi droit à l’enseignement guerrier, propre à son époque.
Tout grand seigneur doit savoir se battre pour défendre ses terres, mais aussi son pays, qui est toujours en guerre.
Donc, dès son plus jeune âge, il suit un entraînement régulier et brutal.
C’est une période où il n’est choquant pour personne de fabriquer des armures à taille d’enfant. Des épées aussi. Mais elles ne sont pas faites pour jouer.
Un jour, au cours d’un exercice, Gilles tue un camarade.
Il commet là, malgré lui, son premier meurtre.
L’histoire ne nous dit pas s’il en a éprouvé le moindre regret.
À 15 ans, Gilles de Rais est un guerrier accompli.
Il se distingue sur les champs de bataille.
Et déjà, il a vu des horreurs et fait couler beaucoup de sang.
Pour Jean de Craon, il est temps de bien marier ce petit-fils, afin d’agrandir encore son patrimoine. Celui de Gilles, et donc… le sien !
Les spéculations vont bon train et le grand-père jette son dévolu sur Catherine de Thouars.
Elle est l’héritière de prestigieuses possessions poitevines. Parmi lesquelles : Tiffauges et Pouzauges. Deux châteaux fortifiés et militairement stratégiques en ces temps de guerre sans fin contre les anglais.
En bref : la dot est juteuse.
Mais des obstacles se dressent.
D’abord, Catherine de Thouars est la cousine au 4e degré de Gilles de Rais. L’inconvénient de la consanguinité est donc majeur, car l’Église s’y oppose.
Ensuite, Catherine est la fille d’un seigneur qui est en conflit avec la maison de Craon, le grand-père.
Le rêve de fortune semble impossible. Mais pas pour Jean de Craon !
Il incite son petit-fils à enlever la jeune fille.
L’adolescent est habitué aux ruses de son grand-père. C’est même ainsi qu’il a été éduqué…
Alors il s’exécute. Il enlève sa promise et l’épouse en secret en 1420.
L’union est déclarée incestueuse et annulée, mais Jean s’arrange, il soudoie le clergé. Quant au père de la mariée, il est décédé : tout est arrangé.
L’enlèvement, la corruption, la force…ça marche.
Ce mariage, sera-t-il heureux ? Sera-t-il même consommé ?
Tardivement, un enfant arrivera. C’est une fille.
Galvanisé par l’avidité de son aïeul, Gilles participera encore à l’enlèvement de sa belle-mère afin de s’emparer d’autres propriétés.
Mais ça ne s’arrête pas là.
Craon et de Rais veulent encore accroître leur pouvoir et leurs terres,
Et les personnes qui s’opposent à leurs désirs volonté sont jetées en prison.
Enlèvements, menaces, prison, rien ni personne ne peut les arrêter, pas même la justice diligentée par les victimes.
Ils sont au-dessus des lois et font ce qu’ils entendent.
Désormais, Gilles de Rais est adulte et c’est un monstre en puissance qui va entrer en collision avec la grande histoire de France.
Gilles de Rais fait ses premières armes dans la guerre de succession de Bretagne. Une guerre civile qui fait rage pour déterminer celui qui gouvernera la région.
Deux clans s’affrontent et ce climat hautement inflammable flatte l’appétit guerrier du petit-fils de Jean de Craon.
Pendant ce temps, la situation de la France est plus précaire que jamais.
Le dauphin Charles VII tente de succéder à son père Charles VI, le roi fou. Mais ce dernier, dans un accès de folie, qu’on jugerait aujourd’hui de bi-polaire, a tout simplement déshérité son fils, au profit du Roi d’Angleterre, Henri V.
Les régions sont conquises bout par bout par l’ennemi anglo-saxon.
Les Bourguignons ont trahi, ils sont indépendants et alliés aux Anglais.
À tel point qu’il ne reste à ce pauvre Dauphin en quête de couronne que les grandes villes de Bourges et d’Orléans.
Dans sa situation incertaine, et même fragile, Charles VII a tout intérêt à s’allier à de riches seigneurs comme Gilles de Rais. Avec son patrimoine stratégique qui relie le royaume à l’océan, sa richesse et ses qualités guerrières : c’est un atout de taille.
Gilles est un jeune homme qui a grandi sans père.
Ce Roi, qui a besoin d’aide, donne peut-être une direction à son énergie guerrière.
Il entre à son service comme l’un de ses plus valeureux capitaines et en plus, il soutient financièrement les armées du monarque.
Gilles de Rais est devenu un homme ambivalent à bien des égards, compte tenu de l’éducation libertaire et sauvage qu’il a reçu de son grand-père.
Il est capable de s’engager à servir de nobles causes, comme celle du Dauphin. Il a un sens du devoir, de l’honneur.
Il a aussi gardé de sa plus tendre enfance une dévotion catholique.
Il se rend aux offices religieux, il prie, il craint l’enfer et croit au paradis.
Pourtant, c’est un soldat féroce sur le champ de bataille. D’ailleurs à cette époque, les chevaliers ont des mœurs brutales : ils violent les femmes, ils pillent, ils égorgent, ils brûlent, et écorchent des enfants.
Ce capitaine d’armées semble divisé en deux personnalités bien distinctes.
L’homme au-dessus des lois qui ne poursuit que son désir,
et l’enfant pieux, obsédé par l’idée de pureté.
Pour Gilles, l’Être est, en effet, coupé en deux. Il y a d’un côté, l’âme qui s’élève vers de grands principes et qui ne tend qu’à la perfection et à la vertu.
De l’autre, il y a le corps : veule et tâché par les tentations, le péché.
Le corps est en quelque sorte un ennemi qu’il faut combattre.
Et il va justement faire une rencontre, qui, pour un temps, va l’élever au-dessus de ses pires penchants. Pour un temps seulement…
« Très illustre sire Dauphin, je suis venue, envoyée par Dieu pour vous porter secours, à vous et au royaume. »
Ces mots solennels, sont prononcés par Jeanne d’Arc en février 1429,
au château de Chinon. Et Gilles de Rais est là.
Il est, dans le cercle rapproché de Charles VII.
Et invité à cette fête privée dans la chambre du Dauphin.
À ce moment, la rumeur s’est répandue à la cour :
Une pucelle vient, depuis la Lorraine pour délivrer la France.
Dieu lui a parlé et lui a confié cette mission.
À 17 ans, elle a bravé toutes les épreuves, pour obtenir un cheval, quelques soldats et traverser un pays occupé de toute part ;
Et pour réussir cet exploit, elle a coupé ses longs cheveux et s’est vêtue comme un homme.
Le Dauphin s’est déguisé. Il se tient, anonyme parmi les courtisans.
Il veut mettre la jeune fille à l’épreuve.
Ces histoires de voix, d’apparitions… Elle est peut-être folle.
Et en même temps… L’idée est séduisante. Il se méfie, mais a envie d’y croire.
Malgré sa frêle silhouette et son visage d’enfant, ses origines modestes, cette Jeanne a fendu la petite foule des courtisans, des capitaines et des serviteurs.
Elle se dirige directement vers Charles VII, qu’elle reconnaît, malgré son accoutrement.
Elle s’agenouille avec respect et délivre son message.
Un message dicté par la voix même de Dieu.
Gilles est fasciné par ce mélange androgyne de délicatesse et de force,
Par le caractère angélique et messianique du personnage.
Elle annonce… ce qui n’est rien d’autre qu’un miracle.
Et c’est cela qu’ils attendaient, tous, sans oser le dire.
Eux : le futur roi et ses guerriers armés, eux, les hommes.
Ils n’attendaient que la venue d’une jeune fille pour raviver leur courage, leur audace au combat… et leur foi.
Elle l’affirme : les sièges d’Orléans et de Paris vont être levés, le Roi va être sacré et les anglais seront boutés hors de France.
Gilles est conquis. Il ne s’est jamais senti aussi exalté, aussi investi d’une mission qui le dépasse. Il va s’engager aux côtés de Jeanne.
Il est prêt à mourir pour cette Jouvencelle, pour cette gamine qui illumine pour lui un chemin, une destinée.
Derrière l’étendard blanc brodé d’une fleur de lys porté par Jeanne d’Arc un symbole de la royauté française et divine, Gilles se sent pousser des ailes.
Il se lance avec passion dans les batailles.
Il mène à ses côtés l’assaut contre l’armée anglaise.
Le siège d’Orléans est levé et cette victoire est le signe que Jeanne est bien une envoyée de Dieu.
Elle est sainte et devant elle, les portes s’ouvrent.
Approcher cette pucelle, c’est approcher Dieu et le goût du seigneur pour le mysticisme est exacerbé.
Désormais, tout est possible.
D’ailleurs, elle a convaincu le Dauphin de se rendre à Reims pour y être couronné dans sa cathédrale, selon la tradition.
Ils chevauchent à travers la Loire et les victoires se succèdent.
Ils marchent en effet sur Reims.
La grande mission est achevée. Charles VII est sacré roi de France.
Sa légitimité est restaurée.
Afin d’accomplir le rite dans les règles de l’art, c’est à Gilles de Rais que l’on confie l’insigne honneur d’apporter l’huile sainte nécessaire au sacre.
Il est au cœur de la Grande Histoire, dans le Saint Des Saints.
En déboutant les anglais, c’est un peu comme s’il avait débouté le diable.
C’est une victoire contre lui-même, contre ses pulsions qu’il sent s’exprimer de plus en plus fort. Et pour l’instant, son âme triomphe, en même temps que ce nouveau roi.
Pour ses bons et loyaux services, dans la liesse générale, Gilles de Rais gagne un titre honorifique : il est nommé Maréchal de France.
Il est au sommet de sa vie, de sa gloire.
Proche du roi de France et de sa sainte Jeanne, il est lui-même en odeur de sainteté.
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Et le destin étant ainsi fait, c’est à ce moment précis de plénitude que sa vie va basculer dans l’obscurité, les plus noirs péchés, et la mort !
Gilles de Rais remporte plusieurs victoires dans le combat contre les Anglais et les Bourguignons. Tous les soldats sont subjugués par Jeanne, son enthousiasme, sa flamme patriotique et sa certitude d’être envoyée par Dieu.
Mais une fois sacré, Charles VII ordonne… d’arrêter les assauts.
Intrépide, la Pucelle d’Orléans, comme on la nomme désormais,
ne l’entend pas ainsi. Elle veut chasser les anglais du royaume.
Elle ne suit pas les ordres et marche sur Compiègne avec quelques hommes.
Capturée par les Bourguignons, Jeanne est transportée à Rouen où elle est vendue aux Anglais.
Elle est devenue un symbole dangereux, capable de soulever tout un peuple.
Alerté, devant le risque de perdre sa sainte, le Chevalier de Rais touche au sublime :
Il revêt le costume du héros des contes.
Il part sauver l’objet de son admiration.
Il veut faire évader Jeanne du donjon où elle est retenue captive.
Mais… Ses tentatives sont vaines.
La jeune fille est jugée.
La sentence est brutale.
On a dressé le portrait hideux d’une hérétique.
La pire des condamnations est prononcée.
Elle sera brûlée vive.
Le 30 mai 1431, Jeanne d’Arc meurt.
Gilles de Rais est anéanti.
Elle était son espoir, le dernier refuge de son âme.
Depuis longtemps, il sent des démons l’attirer de plus en plus vers le bas.
La dévotion pure, éthérée, qu’il portait à Jeanne avait contenu ses pulsions.
Mais la tristesse et le désespoir vont le précipiter dans un puits sans fond.
Et dans ce puits, il entraînera des dizaines de victimes.
Le valeureux chevalier, l’humble catholique, le fidèle serviteur du roi n’est plus.
Désormais, le monde va devoir composer avec une toute autre facette de sa personnalité.
Place au double maléfique, place à Dracula, à Barbe Bleue, à tout ce que la littérature n’aura même jamais osé inventer.
En 1435, le Maréchal de France se retire sur ses terres.
Il a 30 ans.
Sa brillante carrière militaire est terminée.
Il a définitivement tourné la dernière page de ce chapitre.
Il ne se remet pas de la disparition tragique de Jeanne.
C’est l’effondrement d’un idéal.
Jean de Craon est également décédé.
Le grand-père était certes tyrannique, mais il incarnait une figure de père, et son plus proche parent.
Gilles de Rais est riche. Très riche.
Ses terres lui offrent un bon revenu et il reçoit une rente pour son titre de Maréchal de France.
Il tente de s’étourdir de biens terrestres. …Il dépense.
.
Il se pare de beaux habits.
Il fait construire de somptueuses écuries qui seront même une source d’inspiration pour le roi d’Angleterre.
On parle de sa bibliothèque dans toute l’Europe et jusqu’en Russie.
Il entretient même financièrement une impressionnante église collégiale.
Elle est tapissée de soie et ses ornements sont en or et en pierreries.
Il aime venir y écouter les chants qui semblent s’élever vers le ciel, la voix des anges asexués.
Mais il n’arrive pas à combler le vide qui s’est creusé en lui.
Il fait de plus en plus de voyages à Orléans.
Que vient-il faire dans cette ville qui fut le témoin de ses exploits ?
Est-ce le fantôme de Jeanne qui le hante ?
Mécène, il finance une pièce de théâtre… Immense, une fresque historique.
“Le Mystère du siège d’Orléans” retrace la vie de Jeanne d’Arc, de sa naissance à sa mort.
Sur scène, des centaines de comédiens, qui changent plusieurs fois de costumes.
La pièce est jouée toute une année.
C’est un gouffre, qui lui coûte la modique somme de 80 000 écus !
Une fortune !
Pourtant, ce Baron a beau faire des folies, rien ne lui redonne goût à la vie.
Progressivement, Gilles de Rais entame une descente aux enfers !
Il est ruiné.
En 6 ans, il a vendu une quarantaine de propriétés pour retrouver des liquidités.
Sa famille s’inquiète de le voir dissoudre le patrimoine.
Ils en appellent au Roi et le placent sous tutelle.
Mais le Seigneur voudrait retrouver la gloire et la fortune qu’il a perdu.
Il consulte des astrologues. Puis il se réfugie dans une croyance, courante à cette époque : l’alchimie. Il s’entoure de magiciens.
Il veut percer le secret de la pierre philosophale. Un mythe selon lequel l’alchimie aurait le pouvoir de changer le plomb en or.
Les sorciers profitent de la crédulité du grand seigneur.
Et en voulant s’enrichir, Gilles continue de se ruiner.
Il descend encore une marche vers les soubassements de son âme.
Il fait venir de Florence un certain Prelati.
Avec ce magicien, ils invoquent Baron. Un démon qui pourrait rendre à Gilles la superbe de son passé.
La quête commence par des pratiques de magie noire… Inoffensives…
Au cours de cérémonies, on trace des cercles au sol avec une épée, on brûle du charbon, de l’encens, de la poudre d’aimant, des plantes aromatiques, on fait des incantations…
Mais le Diable n’apparaît pas.
Et le seigneur de Rais va descendre, encore plus près de l’enfer.
Cette fois, il va se brûler. Il va… se perdre.
Si le démon ne se présente pas devant Gilles en chair poilue et en os…
C’est certainement parce que les moyens déployés sont trop timorés.
Les poudres et les fleurs séchées ne sont pas à la hauteur de cette divinité.
Pour obtenir la gloire et la fortune, il faut aller… plus loin.
Il faut… des sacrifices humains. Et même des sacrifices d’enfants !!
Aux alentours du château de Tiffauges, en Vendée,
on voit une étrange créature sillonner les routes de campagne.
Elle s’attarde dans les bois, elle entre dans les villages, elle frappe aux portes…
Cette créature est vite affublée d’un surnom : la Meffraye.
Parce qu’elle effraye.
Elle porte un long voile sur son visage. Sans doute pour ne pas être reconnue. Comme si elle allait accomplir un crime.
C’est une rabatteuse.
Elle travaille pour le compte du Seigneur de Rais.
Elle parcourt la région à la recherche d’enfants.
Elle s’adresse de préférence à de jeunes vagabonds, des mendiants.
Mais elle s’adresse parfois à de pauvres parents.
Elle propose d’emmener leurs enfants.
Ils vont devenir les pages d’un seigneur.
Accéder à un avenir plus brillant que leur triste quotidien.
Pour ceux qui émettent des réserves, la Meffraye propose un peu d’argent.
Les promesses faites aux parents sont floues.
Et ce qui est sûr, c’est que l’on ne voit jamais revenir ces petits.
Et puis, il y a cette fumée qui s’échappe de la plus haute tour du château.
Une fumée qui dégage une odeur nauséabonde, des relents de soufre.
On ne sait pas de quoi il s’agit.
Mais on n’ose pas non plus demander, ni aller vérifier.
Ce château est celui de Gilles de Rais et l’on raconte des histoires étranges à son sujet. Des histoires effrayantes. Des histoires de démons.
La rumeur enfle.
Le Duc de Bretagne, Jean V, compte bien profiter de la situation précaire de Gilles de Rais.
Ce dernier est aux abois et brade des propriétés. Tout le monde le sait.
Certains de ses châteaux sont à la frontière entre le royaume de France et le duché de Bretagne indépendant. Des points stratégiques, très bien situés pour Jean V.
Le baron vend des possessions, puis se rétracte.
Quand il s’agit d’un parent, ça passe.
Mais lorsqu’il se frotte au duc de Bretagne ou à ses proches…
Il cède le château et les terres de Saint-Étienne-de-Mer-Morte à l’homme de confiance de Jean V., Mais Gilles veut revenir sur l’accord et se réapproprier le bien de force.
En 1440, un jour de Pentecôte, il commet un attentat.
Il rentre armé dans l’église de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, en plein office religieux.
Il insulte et menace le prêtre, puis reprend possession du château.
Gilles de Rais vient de porter atteinte à deux institutions de taille et cette erreur va lui être fatale.
Par cet acte de bravade particulièrement théâtral, il commet un sacrilège, un blasphème.
Il s’attaque aussi directement au Duc et à l’évêque de Nantes.
Et puis, il y a ces bruits qui courent depuis quelque temps à travers la Vendée, l’Anjou et la Bretagne. On parle de dizaine de disparitions d’enfants.
L’histoire parvient aux oreilles de l’Inquisition.
On ouvre une enquête sur les agissements de Gilles de Rais.
L’étau se resserre.
Quand on vient l’arrêter, Gilles de Rais ne proteste pas.
Il suit les gardes. Docilement.
La nature des accusations est pourtant grave.
Elles sont salissantes, odieuses.
Même s’il s’agit d’une enquête basée sur des rumeurs, est-ce qu’une personne innocente serait restée calme devant de telles assertions ?
Est-ce qu’on se laisserait enfermer comme cela, sans lutter ? Sans rien dire ?
C’est pourtant l’attitude qu’adopte le baron.
Une attitude ambivalente. Une attitude… Coupable ?
Lors du procès, l’ancien chevalier se montre arrogant et se moque des juges. Il semble sûr de lui, intouchable.
Il nie les faits. Après tout, il n’y a aucune preuve.
Gilles de Rais pense avoir affaire à un tribunal ecclésiastique.
En entrant dans une église, armé, en plein office, il a bafoué le saint ordre.
Très vite, il se dit prêt à payer les conséquences de ses actes.
Il veut se retirer dans un monastère.
Il avait prévu cette issue.
Quitter ce monde de tentations, prier pour sa vie dissolue, ses fautes, ses péchés. Une idée romantique.
Seulement, il n’avait pas prévu de répondre à deux tribunaux en même temps, au banc des accusés, il doit faire face à l’Église et à l’Etat.
Le clergé aurait sans doute accepté l’exil et la rédemption dans un monastère… Il n’en est pas de même de l’Etat.
Dans l’ombre du procès, il y a le Duc de Bretagne, l’homme qui dirige toute la région et qui convoite les propriétés de Gilles de Rais. Il a tout intérêt à faire disparaître ce riche seigneur afin de récupérer ses biens…
Gilles est cerné.
Il risque finalement une condamnation à mort de la part du tribunal des hommes et une excommunication prononcée par le tribunal de Dieu.
Pour un homme catholique, c’est la pire des sentences.
C’est la mort de l’Âme, la condamnation aux tourments éternels.
Nous sommes au Moyen Âge. Quand on questionne des témoins, il arrive que l’on torture. C’est ce qui arrive aux serviteurs de Gilles de Rais et ils ne tardent pas à tout raconter.
Les fourneaux dans la cave, les hiboux empaillés, le souffre, les incantations au diable, le sang recueilli des enfants pour remplir des livres maléfiques. L’encre rouge des innocents.
Ils avouent le rabattage d’enfants dans les villages de la région, et leur témoignage concorde avec celui de nombreuses familles de victimes.
140. 140 enfants disparus. 140 enfants tués.
Et ce n’est pas tout.
Ils confessent que l’ancien compagnon d’arme de la pucelle d’Orléans a violé ces enfants, qu’il les a mutilés, égorgés, souillé leur dépouille et qu’il a brûlé leur corps dans de monstrueux fourneaux pour effacer les preuves.
Pédophilie, sadisme, nécrophilie, meurtres en série.
Des accusations fatales, auxquelles il faut ajouter l’hérésie, car au XVe siècle, un catholique n’invoque pas le diable.
Quant à la sodomie : la pratique sexuelle en est formellement interdite.
Pour de tels crimes, la sentence est la mort.
Et pourtant, le baron ne va pas tenter d’échapper à ce sort.
S’il accepte la justice des hommes, celle de Dieu le terrifie.
La menace d’excommunication est intolérable.
Il ne peut s’y résoudre.
Alors pour échapper aux affres de l’enfer, il se condamne lui-même.
Il avoue. Tout.
Il sera pendu puis brûlé. Mais seulement « léché par les flammes ».
Ainsi, il pourra prétendre à une sépulture catholique.
Une mort sur terre, pour une vie de grâce éternelle.
Le monstre veut se confesser, se repentir, mourir en saint.
26 octobre 1440
Autour de l’échafaud monté dans une prairie, la ville de Nantes s’est pressée devant le grand seigneur violeur et tueur d’enfants.
La foule est hostile.
Des curieux, mais aussi des familles de victimes.
Ils veulent voir l’homme payer pour ses crimes.
Et pourtant.
Quand il se tient face à l’opprobre, au fait même de son destin tragique,
Le condamné se met à haranguer les badauds, à conseiller les mères, à prier.
Il regrette ses actions.
Il demande à cette assemblée venue se satisfaire de son supplice, de ne pas éduquer ses enfants comme il le fut par ce grand-père négligent et violent.
Dans le silence stupéfait, le silence religieux…
À genoux, Gilles de Rais implore le pardon.
Et devant le pire des tueurs en série…
La foule pleure.
L’histoire de Gilles de Rais est nimbée de zones d’ombre.
Les historiens se disputent encore sur différentes interprétations.
Des médecins imputent à un traumatisme crânien, survenu lors de combats, le changement radical de personnalité entre la brillante carrière militaire et les dérives criminelles.
On manque de fait avérés, comme le financement de cette pièce de théâtre jouée à Orléans. La seule certitude est que le baron a fait de nombreux voyages dans cette ville et qu’il était présent durant tout le temps des représentations.
Concernant les victimes… On n’a trouvé aucune trace d’ossements.
Mais la zone de recherche serait trop vaste.
Parmi les éléments qui épaississent le voile, il y a le Duc de Bretagne qui avait intérêt à faire exécuter cet homme. Quitte à monter de toutes pièces des accusations…
Alors Gilles de Rais navigue entre le monstre et le martyre.
Entre le sombre fait divers et l’invention folklorique.
Pourtant, les psychologues dressent le profil typique d’un tueur en série la perte des parents très jeune.
Le manque de repères et de cadre dans l’enfance.
La disparition brutale d’une figure inspirant la confiance et l’amour.
Et s’il fallait une preuve : 140 enfants ont bel et bien disparus autour du château de Tiffauges.
Gilles de Rais captive.
Il est si diabolique qu’on lui prête toutes les figures du Mal.
Entre autres : l’inspiration du conte de Barbe Bleue écrit par Charles Perrault.
L’Ogre du Petit Poucet. Et Dracula… Pourquoi pas !
La carrière sulfureuse du Baron ne pouvait pas en rester là.
L’homme maléfique est devenu, comme par magie, un saint patron !
Oui. Contre toute attente, le lieu de son inhumation est devenu… Sacré.
Ainsi, des femmes enceintes viennent en pèlerinage.
Elles se recueillent et prient avec ferveur pour que le seigneur de Rais veille sur leur progéniture jusqu’à leur terme.
Un comble, puisqu’il fut précisément condamné pour sévices et meurtres d’enfants.
Mais Gilles de Rais est un personnage ambivalent.
C’est un ange déchu, un diable tombé du ciel pour devenir le gouverneur terrible des enfers.
Pourtant, au moment de mourir pour ses péchés, il est plus angélique, plus pur que jamais.
Dans sa vie mouvementée et torturée, une vie qu’aucun scénariste n’aurait jamais imaginée, Gilles de Rais est passé de la lumière aux ténèbres et des ténèbres à la lumière.
Texte : Gaëlle le Scouarnec / Voix : Michel Elias
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