fbpx

SAINT VALENTIN – Qui va payer ?

SAINT VALENTIN – Qui va payer ?

Sur la nappe blanche, au milieu des miettes et des verres vides : elle trône. Par discrétion, le serveur du restaurant a pris soin de la plier dans un étui. Mais elle est là. I m m a n q u a b l e.

C’est l’addition.

La femme prend son miroir. Elle rectifie son rouge à lèvres. 

Quant à l’homme… Il fixe sa partenaire. 

Elle le remercie mais, ce n’est pas ça qu’il attend. 

Il attend qu’elle paye, qu’elle invite. 

Il lui fait remarquer que c’est toujours lui qui s’occupe de la note. 

Ils entament une discussion lourde, longue, gênante. 

La femme règle mais elle part fâchée.

Cette scène fait partie des premières images du film « Sans filtre » du réalisateur Ruben Ostlund. Il a remporté la Palme d’Or à Cannes, en 2022. Et le public a ri, car cette situation est brûlante d’actualité.

Un an plus tard, en 2023, et particulièrement à l’occasion de la Saint Valentin, c’est la question qui rôde : comment va-t-on s’en sortir avec ces théories sur fond de féminisme, de sexisme, de machisme ? De toutes ces choses en « isme ». 
Aujourd’hui, au 21ème siècle, qui paye l’addition ?

« La galanterie ». 

Un joli mot. 

Comme une contrée exotique, une destination lointaine. 

Très lointaine… 

Elle devient si rare qu’on ne sait plus ce dont il s’agit, ni d’où ça vient. Prenons une référence : Le Petit Robert. Selon le dictionnaire, la galanterie est, je cite : « La courtoisie que l’on témoigne aux femmes par des égards, des attentions. » 

Jusqu’ici tout va bien. A priori : pas d’offense. 

On l’attribue souvent à l’histoire de France. Partons de là. 

Tout commence au Moyen Age. On ne parle pas encore de galanterie mais de courtoisie. Vous savez l’expression « faire la cour… ».

Au 21ième siècle, dans le milieu de la noblesse, les hommes partaient faire la guerre. Parfois pour des années. Et les femmes… Elles attendaient. Leur père, leurs frères, mais aussi leur fiancé ou leur mari. 

Et les femmes étaient assaillies par le désir des hommes qui restaient. Ceux qui ne partaient pas à la guerre ou qui attendaient leur tour entre deux croisades… 

Alors il a fallu ruser, faire monter les enchères jusqu’à devenir un prix, un trophée inaccessible. 

Elles ont différé l’ardeur des hommes. Elles ont inventé un art de l’attente. 

Dans quel but ? Faire durer la cour pour se préserver jusqu’au retour de l’être aimé ? Ou faire durer le plaisir ? Le plaisir d’être convoitée…

Pour obtenir des faveurs (c’est-à-dire un mouchoir) et même un regard, le damoiseau devait présenter des garanties, traverser une série d’épreuves. Faire des offrandes, chanter des louanges, gagner des tournois et des batailles… On dit qu’une des épreuves ultimes et loufoques, était de passer une nuit entièrement nu aux côtés de la belle. 

Elle aussi était nue mais l’homme devait se contenir, rester chaste. 

Torture ou jeu d’un érotisme sublime ? À voir. À tester peut-être.

L’amour courtois était un amour idéalisé, un raffinement où la passion sauvage était tempérée. Une façon très féminine et complexe de concevoir le désir finalement. L’homme devait mériter, patienter. L’attente pouvait être infinie et le plaisir charnel, inatteignable. 

Ces dames nobles du Moyen Âge peuvent aujourd’hui paraître un peu cruelles. Mais elles ont créé un système afin d’être respectées. Pour ne plus être consommées à la hâte ou pire : être violées. Un système aussi pour jouir, mais d’une façon plus éthérée, plus rêveuse. 

Et ça a fonctionné parce que les hommes aussi ont aimé ces jeux de l’amour qui ont aiguisé leur désir de chasse. 

La proie n’était plus une viande à dévorer mais une personne, à sublimer. 

La courtoisie, ancêtre de la galanterie, a pacifié les rapports entre les hommes et les femmes. Le sexe faible a rendu le sexe fort moins brutal, moins agressif.

Et cette pratique, personne ne s’en est plaint. 

Du moins, pendant quelques centaines d’années.

Au 17ème siècle, la courtoisie est encore à la mode. Mais elle a muté en « galanterie » et devient un ascenseur social. 

Résumons : pour briller à la cour de Versailles, il faut faire sensation dans la haute société, faire le buzz, comme on dirait aujourd’hui. Et pour cela, il faut fréquenter les salons. Dans des fauteuils confortables, devant des pâtisseries et des liqueurs, on est reçu. On échange, on lit des poèmes, on joue de la musique… 

Or il se trouve que ces lieux convoités sont tenus par des marquises, des duchesses, par les dames de l’aristocratie. Dans ces univers feutrés, c’est le sexe faible qui domine. Non seulement les femmes ont le droit d’exprimer leurs opinions, mais elles ont en plus un titre de noblesse et une position qui les rendent incontournables. 

Elles sont maîtresses du jeu. Si les hommes veulent réussir et s’élever dans la société, ils doivent les séduire. 

Pas besoin de faire une formation ou un CV. Pour avoir le job et gagner de l’argent, il faut ravir le cœur d’une protectrice. 

Et les femmes s’amusent de cette situation. Elles poussent les hommes à rivaliser de charme et de bonnes manières. Elles les éduquent à moins de rudesse. 

Au 18è siècle, place à la légèreté et au libertinage. La galanterie devient un divertissement. On manie les codes pour séduire. Dans le livre Les Liaisons Dangereuses, Valmont est le galant redoutable et emblématique de cette période. 

La pratique devient même ironique et derrière les plus belles déclarations, derrière les poèmes les plus raffinés, se cachent des allusions grivoises. On garde les apparences et on dissimule le vice sous un éventail mais le message est clair : on va s’envoyer en l’air. 

Avec son amant, avec sa maîtresse, avec les amis de son mari, de sa femme, les amis d’amis… Plus on est de fous, plus on… foutre ?!

L’homme se distingue par son habileté à jongler avec les bonnes manières. Et la dame n’est pas dupe. Elle joue l’indifférente puis la flattée. 

L’érotisme se loge entre les traits d’esprit et une lubricité débridée. 

Sur le chemin du désir, on lance les dés, on bouge son pion. Il y a des obstacles et des réussites. Jusqu’à ce que les joueurs s’étreignent sur la même case.

Et là…

Et puis, comme dans tout jeu, il y a une pause. À la fin du 18è siècle, on ne joue plus. C’est la Révolution française. La tête des aristocrates tombent sous la lame tranchante de la guillotine. L’heure est aux règlements de compte et on rejette tout ce qui fait penser à la noblesse et aux privilèges. 

Exit la galanterie. 

Aux prémices du grand bouleversement, les intellectuels se sont déjà opposés à cette pratique. Jean-Jacques Rousseau a distillé une idée : la galanterie serait contraire au sentiment. Montesquieu a écrit sur le mensonge de l’amour. Madame de Staël, une romancière féministe, la voyait comme une bassesse. 

En bref, pour détruire l’aristocratie, il faut détruire ses manières, son système.

Mais la galanterie ne disparaît pas si facilement.

Elle se vide de sa substance mais les habitudes persistent.

Au fil des siècles, la cérémonie tourne au pantomime, les codes s’affaiblissent. 

Certains gestes résistent. Comme si les deux sexes ne pouvaient pas se résoudre à cesser totalement de se tourner autour. S’adonner au jeu délicieux du chat et de la souris. 

Céder le passage, tenir la porte, offrir des fleurs, son siège, tirer une chaise, ouvrir à la passagère… Jusqu’au 21è siècle, c’est encore normal et même nécessaire. Enfin… si l’on veut plaire.

Au 21è siècle, la Saint Valentin fait un peu penser à Halloween. 

Un mort se réveille, il sort de sa tombe : c’est la galanterie. 

Comme un rituel de sorcellerie, on invoque à nouveau l’ancêtre bien aimé. 

Cela dure au mieux 24h sinon, le temps d’une nuit. Une nuit pour s’aimer comme au temps jadis.   

Cette fête nous viendrait des Romains. On la nommait : « les Lupercales » qui se déroulaient du 13 au 15 février. 

Dans une grotte, un prêtre sacrifiait un bouc. Puis deux jeunes hommes couraient dans la ville et fouettaient les femmes de lanières taillées dans la peau du bouc. 

L’histoire dit qu’elles étaient ainsi fécondées. 

Païen à souhait. 

Et ces lanières fouettant le corps des femmes… Il y a comme un soupçon de sexe…

Puis au 14è siècle, en Grande Bretagne, la Saint Valentin devient la fête des amoureux. 

On pensait qu’à cette date précise, le 14 février, les oiseaux s’accouplaient. 

Encore du sexe. 

La coutume s’est répandue en Europe puis dans le monde entier. Les célibataires, les valentines, recevaient des lettres de leur valentin. Un billet doux pour les inviter à se rendre à une fête. Tout cela était bien gentil, bien chaste.

Aujourd’hui on garde un vestige de cette fête. On marque souvent la date par un dîner au restaurant. D’ailleurs il vaut mieux réserver. 

Prenez Maeva par exemple. Elle y pense depuis un mois. 

Elle a rencontré son Valentin 2.0, sur Tinder. Ils ont échangé des messages. Ils se sont vus quelquefois. 

Il l’a invitée pour le 14 février. 

Elle passe des heures à se préparer. La veille, elle est allée chez l’esthéticienne pour se faire arracher à la cire les poils du maillot. 30 euros. 

Elle a acheté des sous-vêtements écarlates : 60 euros. 

Une robe sexy : 50 euros. 

Elle s’est verni les ongles. Elle a peint ses lèvres. Aux pieds la touche finale : des talons. 

Elle est femme. Très femme. 

Le féminisme ? On verra ça le 8 mars prochain. 

Il l’attend devant le restaurant tout sourire. Il lui fait des compliments. Une bouteille, deux entrées, deux plats. Sous la tiédeur des chandelles, il lui prend la main. Au dessert, elle lui fait du pied. L’addition vient. Il la prend prestement (l’addition, pas la demoiselle). 120 euros. Quand on y pense… Avec les efforts qu’elle a faits… Ils sont quittes. 

Il paye. Elle le remercie. 

Ils partent main dans la main. Ils vont passer la nuit ensemble.

Un moment simple et évident. Mais ça, c’était il y a quelques années, c’était… « avant ».

On parle de petites attentions, de gestes anodins. 

Mais ils ont bien plus d’importance qu’il n’y paraît. 

Dans “Le Deuxième Sexe” paru en 1949, Simone de Beauvoir parle de la politesse masculine comme d’un système de domination des femmes. Selon elle, la femme est contrainte de plaire aux hommes. 

Son salaire est généralement moins élevé, et sans la galanterie, elle ne peut pas accéder au standard de vie que la société exige.

En effet, il y a un loup : l’argent. 

C’est une notion centrale puisque le geste courtois passe en partie par des dépenses. 

Offrir des fleurs, un verre ou un repas dans un lieu public… Ces manières ont un prix.

En 2021, une femme a partagé sur Twitter son aventure. 

Elle était sortie 3 fois avec un prétendant et n’avait pas donné suite. En clair : elle n’avait pas couché. 

Eh bien, l’éconduit a réclamé un remboursement. 35$ :  les sommes qu’il avait dépensées en verres et en nourriture. 

Ce qui est intéressant c’est que l’anecdote a rencontré un grand succès sur la toile : 21 000 retweets et plus de 185 000 likes. 

Et les commentaires ont fusé, tous sexes confondus. Certains ont trouvé la requête légitime. Mais la plupart ont crié à la goujaterie.

Demander un remboursement ? Impensable… 

Ce geste, cette demande de remboursement, prouve bien qu’en payant, le mâle « achète », en quelque sorte, la soumission de la femelle.

En cas de refus, je demande à récupérer une partie de mon investissement.

Quand le pragmatique remplace le romantique.

Et si, au lieu de supprimer la galanterie, on la partageait ?

Une femme peut-elle être galante ? 

Payer le restaurant, ça passe. 

Mais une femme peut-elle et doit-elle céder son siège à un homme ? Tirer la chaise de son partenaire ? Lui faire livrer des fleurs ? Et comment faire avec la danse ? La femme doit-elle guider l’homme ? Les deux peuvent-ils se guider ? Il faudrait apprendre une nouvelle façon de danser. 

D’ailleurs, si l’on pousse le raisonnement… Est-ce qu’on peut encore parler de pénétration ? 

Faut-il dire à la place « circlusion » ? 

Un terme qui définit l’action d’encercler. 

C’est le vagin qui encerclerait le pénis. Et non plus le pénis qui pénètrerait le vagin. Subtilité de langue…

Il y a une sorte de combat. D’un côté la galanterie, de l’autre : le féminisme. 

Dans les faits, dans les chiffres, ça donne quoi ? 

Selon un sondage Ifop de 2021 : Prêt de la moitié des femmes célibataires consent à partager les frais d’un rendez-vous

Pourtant une étude réalisée par Meetic révèle que : 88% des Européennes sont conquises par des attentions galantes

On s’y perd…

Nous sommes prêtes à payer mais nous aimons qu’on nous invite…

Allons au plus récent. Le rapport annuel 2022 sur l’état du sexisme en France est édifiant : 20% des Français et françaises estiment sexiste qu’une femme cuisine tous les jours pour toute la famille. 20% ? Seulement ?

En revanche, 80% des sondés considèrent que les lois et les sanctions contre le sexisme sont insuffisantes ou mal appliquées

Si on résume : tout le monde s’accorde pour dire que le sexisme c’est mal et trop courant. 

Pourtant, dans les mentalités, la place de la femme est encore dans la cuisine. 

Les dames veulent bien partager l’addition, mais elles rêvent secrètement aux gestes galants d’autrefois. 

Les plus acerbes diront qu’on ne peut pas avoir le beurre (l’égalité) et l’argent du beurre (la galanterie). Mais encore faut-il que ce beurre remplisse tout à fait nos beurriers. Nous en sommes loin. 

De toutes les inégalités dont souffrent encore les femmes, est-ce à la galanterie qu’il faut s’attaquer en premier ? Que fait-on du partage des tâches domestiques, de la pilule, des salaires, des représentations, des postes à responsabilités ? À quand la femme française présidente ? À quand les congés pour les règles douloureuses, la fin de la taxe rose ? 

Taxer la galanterie de « sexisme bienveillant », en théorie, si on prône l’égalité, ça se comprend. Mais l’égalité absolue doit-elle forcément éliminer la séduction ? 

Et on semble oublier qu’il s’agit d’un jeu et qu’il se joue à deux. Les hommes aiment idéaliser les femmes et les femmes aiment être idéalisées.

Alors, faites comme bon vous semble. 

Adaptez-vous à votre partenaire ! 

On peut être prévenant sans offenser. 

Hommes ou femmes, offrez sans que l’autre ne se sente redevable. 

Tout est là.


Texte : Gaelle Le Scouarnec / Voix : Delphine Wespiser

Encore plus de Podcast à écouter ici sur PODCAST STORY