fbpx

NOËL 1914, LES POILUS POSENT LES ARMES…

NOËL 1914, LES POILUS POSENT LES ARMES…

Longtemps ignorées par l’Histoire, les trêves de Noël ont bien eues lieu… Ce soir-là, les soldats français, allemands et britanniques sont sortis des tranchées pour…s’embrasser !

Texte : Morgan Tatincloux Voix : Emmanuel Curtil

24 décembre 1914

Un hiver glacial s’est installé sur l’Europe.

Aux abords de la petite ville d’Ypres en Belgique, aucun nuage ne recouvre la lune, qui projette sa douce lueur sur les champs enneigés.  

Sur le front, c’est l’heure de dîner.

Le moment est calme.

On n’entend même plus les plaintes d’agonie des blessés, abandonnés au fond des cratères d’obus ou prisonniers des barbelés.

Ils sont tous morts.

Début août, on avait dit aux soldats que la guerre serait finie d’ici Noël. Ils seraient de retour chez eux avant l’automne !  Résultat, l’automne est passé et des dizaines de milliers d’hommes sont tombés sous le feu de l’ennemi. 

Terrés dans leurs tranchées humides et obscures, les soldats des deux camps, épuisés et démoralisés, vivent le premier Noël loin de leur famille. 

Au loin gronde l’écho des explosions et des tirs de mitrailleuses.

Mais c’est un autre son, inattendu, qui vient troubler le maigre repas festif des soldats français et britanniques.

Une impressionnante voix de ténor, grave et puissante, entame un chant de Noel allemand accompagné par la douce mélodie d’un harmonica. Très vite, toutes les voix de la tranchée germanique reprennent en chœur les paroles de ce chant intitulé “Stille Nacht”

Surpris et émus, les soldats alliés restent bouche bée, le regard levé vers le ciel étoilé. Ce cantique, il le connaissent eux aussi. En français, il s’appelle “Douce nuit”, ou “Silent night” en anglais. 

Les soldats français osent passer une tête hors de la tranchée pour jeter un œil en direction de l’ennemi, qui n’est qu’à quelques mètres. 

Sur le flanc droit, les alliés écossais regardent eux aussi vers le camp allemand. 

Ce qu’ils découvrent les laisse sans voix. 

Des sapins de noël décorés de guirlandes et de bougies étincelantes ornent tout le long de la première ligne allemande. Debout, à la vue de tous, le soldat chanteur d’opéra, achève son interprétation, un arbre de noël à la main. 

Le silence laisse place aux acclamations et aux applaudissements qui résonnent à l’unisson, venus de deux côtés.

Été 1914.

La guerre s’étend à une vitesse folle sur toute l’Europe et par le jeu des alliances, le conflit devient très vite mondial. 

Le 3 août, l’Allemagne déclare officiellement la guerre à la France. L’offensive est rapide. Les troupes du Reich envahissent la Belgique et atteignent la frontière française. 

Dans la foulée, le Royaume Uni entre dans le conflit. 

Dans toutes les villes et les villages du pays, les hommes de plus de 18 ans sont mobilisés. Au total, 3 millions de français rejoignent les rangs de l’armée contre 4 millions du côté allemand et anglais. 

Ces soldats ne sont pas de grands et valeureux guerriers. Ce sont, pour la plupart, de simples fonctionnaires, des artisans ou des agriculteurs. Des jeunes garçons, des fils et des époux. 

Mais c’est avec entrain et une grande fierté patriotique qu’ils s’engagent pour combattre l’ennemi de la nation. 

La propagande d’État les porte en véritables héros, prêts au sacrifice ultime pour enfin rendre au pays les honneurs perdus lors de la dernière guerre de 1870.

C’est d’ailleurs sur ce modèle de guerre napoléonienne que l’armée française part aux combats, baïonnette au canon et fleur au fusil. 

Certain de sa supériorité, chaque camp se lance avec ferveur dans ce qu’ils pensent alors être une guerre éclair.  

Mais la révolution industrielle est passée par là. Les soldats découvrent avec effroi la réalité d’un nouveau type d’armes et de guerre.

La guerre moderne.

Les combats sont violents et sans espoir. La puissance de feu allemande fait des ravages dans les camps français et anglais. Les hommes sont très vite submergés et sans défense face aux orages d’acier qui s’abattent sur eux à grands coups d’obus.

Contrairement aux allemands et à leur artillerie moderne et efficace, l’armée française est mal préparée et mal équipée. Les fusils ont tendance à s’enrayer et les uniformes sont tout simplement désuets. 

Avec leur manteau de laine bleuté et leur pantalon rouge, les fantassins sont de véritables cibles humaines.

Ils ne portent pas de casque mais un simple képi tout bonnement inefficace. Les uniformes ne commenceront à évoluer que l’année suivante. 

Un mois seulement après le début du conflit, les mutilés et les morts se comptent par milliers. Les soldats les plus expérimentés sont tombés les premiers dans l’enfer des corps à corps sanglants et des rafales de mitrailleuses.

Les Allemands avancent à une vitesse folle, mettant le pays à feu et à sang. Dès septembre, ils ne sont qu’à 70 km de Paris.

L’armée française, qui ne cesse de reculer, parvient tout de même avec l’aide de ses alliés à renverser la situation lors de la bataille de la Marne.

Dès lors, le front se stabilise au nord-est du pays et la guerre de mouvement terriblement meurtrière se transforme en une longue guerre de position. Combattre en rase campagne, exposé au feu de l’artillerie, est alors trop dangereux. Dans les deux camps, les hommes s’enterrent pour se mettre à l’abri. 

Au total, près de 700 km de tranchées sont creusés de la Mer du Nord aux frontières de la Suisse.

Automne. 

Le ciel et l’horizon ont disparu. Le vent ne parvient pas à chasser les épaisses fumées noires et toxiques qui recouvrent les plaines en flammes. 

Les tranchées étroites et rudimentaires sont pleines de jeunes recrues et de volontaires terrifiés.  L’ennemi est devenu invisible.

Les armées se font face et le moindre mouvement de tête par-dessus le parapet peut être fatal. 

Cependant l’état-major français continue de donner l’ordre d’attaquer. 

Les mains tremblantes et l‘angoisse au ventre, les hommes vomissent leur peur, redoutant le coup de sifflet de leur officier qui les enverra en enfer. 

Sur tous les fronts du pays, des milliers d’hommes chargent les tranchées adverses avec pour seule défense, un cri de courage à s’en déchirer la voix.

Les combats sont perdus d’avance. 

Dès les premiers mètres, les hommes à l’avant du groupe s’effondrent sous un déluge de balles.

S’ils parviennent à atteindre la tranchée ennemie, les tirs à bout portant, les lance-flammes ou les grenades causent de terribles hécatombes. 

La plupart des soldats meurent pour à peine quelques mètres de terrain gagnés. 

On est bien loin des charges héroïques et romanesques qu’avaient à l’esprit tous ces gamins en quittant leur famille ou leur pays.

Entre les tranchées, les no man’s land ne sont que des charniers de cratères boueux où gisent des centaines de cadavres à moitié enterrés ou démembrés. 

Les terres sont ravagées, défigurées. 

La plupart de ces enfers sur terre mesurent entre 100 et 200 m de large mais il arrive que certaines tranchées ne soient espacées que de quelques mètres. 

Il est parfois possible d’entendre les soldats d’en face parler entre eux ou pleurer. 

Les offensives causant de trop lourdes pertes, les soldats finissent par rester terrés à attendre et à errer sans but au fond de leur trou.

La Grande Guerre se transforme en un long face à face absurde et déprimant.

Dans les deux camps, les journées s’étirent entre corvées, angoisses et ennui. 

On en profite pour agrandir les espaces ou les consolider à l’aide de sacs de sable, de poutres ou de planches. 

Malgré tout, la peur et l’inaction rongent l’esprit des soldats qui décrivent leur profond mal être dans les lettres quotidiennes qu’ils envoient à leur famille. 

Un autre facteur vient alors compliquer le mode de vie pénible des soldats. 

Durant des semaines entières, des pluies incessantes s’abattent sur les champs de batailles. 

Les trombes d’eau transforment les terriers des soldats en véritables mares boueuses. Les hommes y pataugent du matin au soir. Pris au piège entre la pluie qui leur frappe le crâne et la terre mouvante qui leur broie les pieds, le moindre effort est insurmontable.

La boue devient un ennemi commun, aussi bien physique que psychologique. 

Les nuits sont pénibles, le froid gèle les hommes jusqu’aux os. Ce qui devait être pour eux un abri, se transforme en un bourbier sombre, humide et visqueux dans lequel ils croupissent. 

Les blessures s’infectent et les maladies font leurs apparitions. 

Le froid cause d’importantes crises d’hypothermie, le typhus et le choléra font des ravages et les mauvaises conditions d’hygiène causent de sérieuses lésions.

Les pieds des soldats, sans cesse plongés dans l’eau croupie, sont en lambeaux. 

S’ajoute la terrifiante compagnie des rats, des puces et des poux. L’odeur nauséabonde des cadavres en putréfaction et des excréments attire les mouches et les vers. Les vapeurs de gaz toxiques rendent certains soldats fous. 

La peur, la faim et l’isolement affaiblissent mentalement les hommes. Certains se mutilent volontairement pour être évacués de cet enfer.

Quand l’hiver s’installe sur le front, le moral des troupes est au plus bas. 

Alors que Noël approche, les soldats réalisent que la guerre est loin d’être terminée. Les Français et leurs alliés sont épuisés et rêvent de retrouver leur famille. 

Les Allemands aussi ont le mal du pays. 

Décembre. 

La neige recouvre les ruines des villages et les plaines labourées par les combats. Le gel donne l’impression que le temps s’est arrêté et que toute forme de vie a disparu. 

La période de Noël commence et pour remonter le moral des troupes, les civils et les états-majors envoient à leurs régiments quelques petits cadeaux. 

Côté allemand, des arbres de Noël et du chocolat sont distribués aux soldats. 

Les Britanniques reçoivent de la part de la princesse Mary des boîtes de tabac et des cigares. 

Les femmes et les mères des poilus envoient au front des écharpes, des cagoules et autres bonnets tricotés mains. Ce ne sont pas des habits réglementaires mais au moins ils tiennent chaud. 

Au Vatican, le pape Benoît XV supplie les gouvernements de conclure un cessez-le-feu le soir de Noël. Il faut, dit le pape, que “les canons se taisent au moins la nuit où les anges chantent”. 

Sa requête reste sans réponse.

Les différents camps se sont déjà mis d’accord pour ne pas lancer d’attaques durant les heures de repas ou de sommeil. 

Mais ces petits arrangements ne sont rien par rapport aux événements qui ont lieu sur plusieurs fronts, la veille et le jour de Noel. 

De façon spontanée et pacifique, des régiments entiers, aussi bien alliés que allemands, ont tout simplement décidé de cesser les combats. 

Quand le soldat Walter Kirchhoff, ténor à l’opéra de Berlin, enjambe le parapet et s’avance sur le no man’s land, aucune arme ne pointe vers lui. Après quelques hésitations, les Allemands, soldats et officiers, lui emboitent le pas et marchent en direction de l’ennemi, brandissant un drapeau blanc et des cadeaux dans les mains.

Les Écossais les rejoignent alors au son de leurs cornemuses jouant à leur tour Silent night. Les Français, plus méfiants, finissent eux aussi par avancer sur le no man’s land. 

Réunis au beau milieu du champ de bataille qu’ils évitent depuis des semaines, les hommes s’observent et s’échangent des sourires timides. Ils sont tous sales, sentent mauvais et leurs visages portent les mêmes marques de fatigue et de peur.

Des hommes les uns comme les autres.

Les officiers de chaque tranchée se réunissent et d’un commun accord décident d’établir un cessez-le-feu pour la nuit de Noël. Très vite, les hommes se mélangent et s’échangent des poignées de mains et des cigarettes. 

Sans aucune concertation, plusieurs trêves ont lieu cette nuit-là et des soldats se réunissent par centaines à différents endroits du front. Malgré les différentes langues, les soldats parviennent à se comprendre et à discuter. 

Chacun montre avec fierté la photo de sa femme qui l’attend au pays. 

L’atmosphère est bon enfant et ceux qui se tiraient dessus la veille, partagent  un moment de paix inattendu. 

Quand les douze coups de minuit sonnent au clocher d’une église, un brancardier écossais, prêtre dans sa vie civile, célèbre une messe de Noel. 

Tous se réunissent autour de lui pour écouter la prière qu’il déclame en latin pour n’offenser personne.  

Puis vient le temps de retrouver chacun sa tanière. Les soldats se saluent et se remercient. Ils étaient tous frères le temps d’une nuit, les revoilà ennemis. 

Émus par ce qu’ils viennent de vivre, ils s’endorment sereins et apaisés. Cette nuit-là, l’humain et la raison ont pris le dessus sur l’absurdité de la guerre.

Le matin de Noël, le brouillard épais se dissipe sur les plaines enneigées et laisse paraître quelques rayons de soleil.

Tout est calme. Un silence presque effrayant. Et quand les premiers chants des oiseaux se font entendre, les soldats, émerveillés comme des enfants, écoutent leur musique comme le plus beau des cadeaux de Noel. 

Ces trêves durent parfois le lendemain.

Les soldats se retrouvent une nouvelle fois au milieu du no man’s land pour se souhaiter un joyeux noël. Ils s’échangent des cadeaux, fument un bon cigare et chantent des chansons réconfortantes autour d’un peu de thé ou de café chaud.

Les armes sont laissées dans les tranchées et la journée se transforme en véritable moment de camaraderie. 

Certains jouent aux cartes ou font des batailles de boules de neige, d’autres s’échangent leurs couvre-chefs, leurs boutons ou même leur adresse.

Ils se promettent de venir se rendre visite une fois la guerre terminée. 

Les généraux trinquent à coups de schnaps ou de whisky en débattant de leurs équipements respectifs.

On invite même l’ennemi à visiter sa tranchée pour échanger des conseils de construction et d’aménagement. 

Un mitrailleur anglais, coiffeur amateur, coupe les cheveux d’un soldat allemand qui se laisse faire sans aucune hésitation.

Plusieurs matchs de football sont improvisés notamment entre soldats allemands et britanniques. 

Les buts sont bricolés en disposant deux casques sur le sol en guise de poteau. Les armées deviennent des équipes et les soldats s’élancent avec ferveur sur le sol gelé et cabossé, sous les encouragements de leurs camarades. 

Les joueurs allemands éclatent de rire quand de temps en temps, les kilts des Écossais se soulèvent, dévoilant ainsi leurs fesses ou une autre partie de leur anatomie. 

Des photos sont prises. Les soldats posent pour immortaliser ces moments étonnants.

Les uniformes sont différents mais les hommes sont les mêmes. 

Ces heures de trêves sont aussi l’occasion de soigner les blessés et d’enterrer les dépouilles qui jonchent le no man’s land. Certains y retrouvent un ami ou un frère disparu depuis des jours. 

Les soldats s’entraident pour déplacer les corps, pour la grande majorité méconnaissables, et pour creuser les tombes.

Si à certains endroits, les trêves durent plusieurs jours, ailleurs la reprise des combats a lieu dès le lendemain de Noël. Les soldats se séparent tout en se remerciant pour ces heures de paix et de joie. Les cornemuses des écossais jouent en chœur “Ce n’est qu’un au revoir” et pour officialiser le retour à la normale, un officier allemand tire trois coups de feu en l’air. 

Les hommes retrouvent les étroits boyaux de terre lugubres qu’ils détestent et attendent le retour des bombardements. 

Quand ces nombreux épisodes de fraternisations finissent par remonter aux oreilles des états-majors, ordre est donné de mettre un terme à ces débordements. 

Très vite, les unités contaminées, pour reprendre le terme employé à l’époque, sont déplacées sur d’autres fronts, toutes nationalités confondues.

Les officiers sont menacés de cour martiale et de haute trahison.

Même si l’on parle de rébellion, aucun homme n’est jugé. Les cas sont trop nombreux.

Pour ne pas inciter d’autres potentielles prises de contact avec l’ennemi, surtout du côté français, les quelques photographies prises sur le terrain sont censurées ou détruites. 

Hors de question que se répandent dans les rangs des soldats, des idées rebelles pouvant les détourner de leur engagement à défendre le pays coûte que coûte. 

La guerre ne se gagne pas avec de bons sentiments.

En revanche, en Angleterre comme en Allemagne, la presse relaie ces moments de fraternité. A Londres, des photos font même la une du Daily Mirror. Mais les articles minimisent les faits et les services de propagande nient totalement la véracité des informations. 

Dès janvier 1915, les combats reprennent leur cours, devenant même de plus en plus violents. Le noël suivant, les canons ne se taisent pas… 

Si l’Histoire officielle a longtemps nié ces trêves fraternelles, les souvenirs de ceux qui les ont vécues, ainsi que les lettres qu’ils ont écrites, ont permis de garder en mémoire une autre vision de la der des ders.  

Au total, près de 100 000 soldats ont déposé les armes ce noël 1914. Sans réelle rébellion mais juste par besoin d’humanité et fraternité.

La première guerre mondiale prend fin le 11 novembre 1918 après 4 ans de boucherie.

10 millions de soldats sont tombés aux champs d’honneur et 8 millions sont rentrés blessés ou invalides. 

Dès les premières années de l’après-guerre, les monuments aux morts fleurissent dans les pays ravagés. Des cimetières aux croix blanches et au gazon impeccable s’étendent à perte de vue au milieu des campagnes.   

Il faut attendre près d’un siècle pour que des stèles commémoratives honorent enfin les trêves de Noël 1914, aux endroits même où elles se sont produites. 

Elles rappellent que la guerre ne naît pas dans l’esprit des lions courageux qui la font, mais dans celui des ânes sans scrupule qui les conduisent.

Encore plus de podcasts à écouter ici sur Podcast Story