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INSTAGRAM – DU FILTRE AU BISTOURI

INSTAGRAM – DU FILTRE AU BISTOURI

La chirurgie esthétique c’était pour les vieux qui voulaient faire jeune. Maintenant, c’est pour les jeunes qui veulent faire Insta.

2021. L’avion décolle de Miami, la capitale américaine de la chirurgie esthétique.

Une des passagères filme discrètement ses voisines. À gauche, à droite ou derrière elle, des femmes se tiennent à genoux sur leur siège. Elles sont face au dossier auquel elles se cramponnent, pour tenter d’équilibrer leur poids qui pèse sur leurs genoux. Elles vont devoir passer ainsi plusieurs heures, avant de rentrer chez elles. 

Elles y sont obligées.  

Ces femmes ne peuvent pas s’asseoir parce ce qu’elles viennent de subir une intervention de chirurgie esthétique. Ce que l’on nomme le « BBL », le Brazilian Butt Lift.

Le cul brésilien…

Ces femmes qui se tiennent le cul tendu vers le ciel, ont fait le voyage pour améliorer leur silhouette. Elles ont payé 7000€ un praticien qui leur a prélevé des graisses sur une partie du corps pour les réinjecter dans une autre : leurs fesses. 

Si elles s’assoient juste après l’intervention, elles risquent la formation de caillots de sang ou pire. 

Mais elles sont prêtes à tout pour atteindre leur idéal et afficher fièrement les photos d’un postérieur rebondi. Elles les posteront dans un monde virtuel, sur Instagram, pour gagner quelques clics.

Pour l’instant, elles sont à genoux et leurs fesses sont offertes aux yeux de tous, gonflées à bloc, rondes à l’extrême, turgescentes, difformes. 

Comment sont-elles arrivées à cette extrémité ? Pourquoi ? 

Elles ont succombé à une dictature.

Ça a commencé doucement. Dans une chambre. Devant le miroir, elle rentre son ventre, elle remonte la hanche, elle se cambre… C’est presque parfait. 

Elle tend encore ses sourcils pour lisser son front, elle baisse légèrement les paupières pour prendre un air lascif et pousse ses lèvres en avant. Elle ne respire plus. Dans une seconde la magie s’évanouira, il faut faire vite. Elle clique. 

Elle se prend en photo. Elle fait un selfie, comme des milliards d’adolescents dans le monde dans des lieux différents, des vêtements différents. Une pose et des mimiques semblables. À peu de chose près.

Le selfie permet un contrôle total car on se voit avant de prendre la photo. On peut réajuster ce qui ne nous plairait pas : ce qui serait trop naturel par exemple, ce qui serait humain. 

Dans l’heure qui vient, le téléphone sera consulté chaque seconde, pour vérifier le nombre de likes quand la photo est postée sur le feed Instagram, ou le nombre de vues, quand celle-ci est postée dans la story. Les appréciations du cercle d’amis virtuels offrent un soulagement, un répit. 

Mais les efforts de poses ne suffisent pas. Si le visage n’est pas notre meilleur atout, on peut encore faire un belfie. Comprenez… le selfie du butt, des fesses. Encore faut-il que celles-ci soient parfaites. Le cercle est vicieux, l’insatisfaction grandit.

Née en 2010, Instagram, la petite sœur de Facebook, partage le même bouton. Le like. Le cœur chez l’une, le pouce chez l’autre. L’utilisation et l’effet sont les mêmes. C’est de ce bouton que tout part. Il faut qu’il soit appuyé le plus de fois possible pour être validé. 

Selon la légende, tout commence le 16 juillet 2010 dans le village de Todos Santos, en Basse-Californie du Sud, au Mexique.

Kevin Systrom est en vacances avec sa petite amie : Nicole. Ils sont sur une de ses fameuses plages de sable blanc. L’eau est turquoise, le ciel est bleu… Typiquement le genre de moment que l’on veut immortaliser par une photo. Pour la montrer à des amis qui ne manqueront pas de saliver d’envie.

Mais Nicole dispose d’un smartphone de piètre qualité et le cliché sera flou et mal éclairé. Elle en parle à son petit ami.

Depuis quelques mois, Kevin planche sur une toute nouvelle application : Instagram.

Elle s’appuie sur le succès de Facebook et emprunte les concepts de Twitter : notamment des boutons affichant les abonnés et les abonnements, bien en évidence tout en haut de la page. Un détail qui a son importance car il encouragera les utilisateurs à sans cesse retourner sur l’application, pour vérifier leur progrès, leur score. 

Kevin s’est demandé comment se démarquer des autres réseaux sociaux. Il a choisi la photo comme cheval de bataille. Tout le monde en fait. Pas besoin de poster des contenus intelligents comme sur Twitter. C’est populaire, c’est fun, ça va marcher.

Mais comment pousser des photographes amateurs à poster leurs clichés de vacances ? 

Sur cette plage mexicaine, Kevin a le déclic. Pour répondre aux angoisses de sa fiancée, piètre photographe, il invente…les filtres ! Il va intégrer des filtres à son application. La solution est d’une simplicité enfantine. Les images seront embellies afin de les partager fièrement avec ses abonnés.

Ta photo est nulle, l’appareil va la transformer en cliché publicitaire.

On peut parler de l’idée du siècle. Aujourd’hui, la fortune de ce développeur et entrepreneur américain de 38 ans est estimée à 2 milliards d’euros. 

A-t-il réalisé l’addiction, le mal-être et souvent les dépressions que son invention allait causer ?

Instagram est rapidement devenu un royaume, avec ses rois, ses reines. Et les monarques ont des sujets : un peuple de followers. « Un peuple » car ils sont parfois aussi nombreux que la population d’un pays.

Et dans le top 10 des plus grands influenceurs, la majorité reste des femmes à la plastique irréprochable. 

La benjamine du clan Kardashian, Kylie Jenner, enregistre un score de 333 millions de followers. Pratiquement la population des Etats Unis…

Pour l’ancien petit canard de l’une des familles les plus riches du monde, c’est une revanche. A force de détermination, d’argent et de coups de bistouri, elle s’est érigée au rang de sex symbol.

Au programme et pour délecter ses fans : tenues somptueuses de créateurs, maquillage sophistiqué et surtout plusieurs clichés dénudés en bikini ou nue, recouverte de paillettes dorées. Le corps est le discours principal : mis en scène, sublimé, adoré. Ses photos peuvent être likées plus de 11 millions de fois. 

Ce qui fascine chez la jeune femme de 24 ans, c’est précisément son apparence de déesse extraterrestre et sublime. Pourtant ses formes sont hypertrophiées et son visage est tuméfié.

Aussi dans le top 10 : la chanteuse Ariana Grande. La page Instagram de la star de 28 ans compte plus de 300 millions d’abonnés. Des photos aux teintes poudrées, un look et un visage de poupée barbie. Les clichés sont retouchés mais comme Kylie Jenner, la jeune femme a subi plusieurs interventions de chirurgie esthétique pour atteindre ce niveau de perfection surnaturelle.

Dans la liste des plus célèbres influenceurs, Kim Kardashian règne avec ses sœurs Khloé et Kendall. Les chanteuses Selena Gomez ou Beyoncé sont en pole position. Pour se hisser à ces sommets d’adoration, toutes ont modifié leur apparence. 

Cette course à la perfection mène à des aberrations. 

On veut reconstituer le visage idéal.

Des yeux en amande, étirés comme le sont ceux des asiatiques mais plus ouverts, agrémentés de cils XXL. Des sourcils à l’arcade marquée. Un nez caucasien mais le plus fin, le plus droit et le plus court possible. Des lèvres pulpeuses, empruntées aux africaines mais nacrées comme celles d’une petite fille. Des pommettes slaves très hautes… 

Ces éléments hétérogènes prennent place harmonieusement dans un visage au losange impeccable. C’est « le visage Instagram ». Ça existe. Ou plutôt ça n’existe pas mais il faut le faire exister pour Instagram.

C’est le portrait-robot des attributs féminins les plus plébiscités sur la planète. Alors comment toucher ce graal ? Comment recomposer les morceaux de la femme parfaite ?

On l’a dit, grâce aux filtres…

Les utilisateurs sont totalement accros. La peau est lissée, le teint unifié, hâlé, la couleur des yeux est plus claire. Les particularités sont gommées et les traits tendent vers une identité commune d’extra-terrestre. 

Les utilisateurs semblent tous frères et sœurs, voire jumeaux. Combien d’ersatz de Kim Kardashian ? Un nombre incalculable. 

Comme la belle brune, le corps se doit d’être à l’avenant. Il y a un corps Instagram. Il a la forme d’une bouteille de coca-cola. La taille est ultra fine, les hanches généreuses et les fesses… rondes à l’extrême, rebondies à l’envie, désirables.

La mode vient du Brésil et Kim Kardashian l’a adoptée, créant une génération de fans au désespoir d’atteindre leur modèle. 

Mais vient un point où les filtres ne suffisent plus. Il faut à tout prix avoir ce visage et ce corps, il faut se transformer.

La chirurgie esthétique s’impose. Une solution finale, extrême et sans retour, qui est pourtant banalisée sur le réseau social. 

En 2013, la notoriété de Kim Kardashian bat son plein. Elle exhibe une plastique plus que parfaite, une image comme une armure, sans faille. Pourtant, il plaît à la star de rendre public une photo d’elle où son visage paraît ensanglanté. Une vision d’horreur ? Non. Un conseil beauté. Kimmy lance la mode d’un soin qui porte bien son nom : le « Vampire facial ». La procédure consiste à prélever du sang dans le bras pour le réinjecter sur le visage à l’aide de petites aiguilles d’acupuncture. L’intervention est même filmée et diffusée dans son émission de télé-réalité : L’Incroyable Famille Kardashian.

Astrid Nelsia, la candidate révélée en 2016 dans le show Les Princes de l’amour, est une fervente de l’aiguille et du bistouri. En 2020, elle poste la photo d’une intervention particulière. Une injection de botox dans les aisselles, afin de ne plus transpirer. La jeune femme a la folie des rondeurs et son corps témoigne de plusieurs opérations, notamment le fameux BBL. Elle pose en string et en légende, elle remercie tout simplement les docteurs qui ont créé ces fesses.

Les influenceurs disent tout et on les aime pour ça. Être le plus beau possible, oui, mais le jeu consiste encore à en parler, être transparent, tout partager avec sa communauté. 

En 2019, un jeune londonien, Levi Jed Murphy, dépense plus de 20 000€ en chirurgie esthétique afin de ressembler à un filtre Instagram. Il a refait entre autres son nez, ses paupières, ses dents et a subi plusieurs liftings et injections. Accro au réseau social, il a basé sa notoriété sur la communication de cette expérience. Il poste des photos de son apparence post-opératoire, avec zoom sur les pansements, les points de sutures, les cicatrices… 

Et ça plaît. Sa page compte plus de 500 000 abonnés.

À qui profite le crime ? Le marché mondial du secteur connaît une croissance annuelle de 7%. 

Et depuis 2019, les 18-34 ans font plus de chirurgie que les 50-60 ans. Un non-sens ?

Les patients d’hier poussaient la porte des cabinets pour rajeunir. Maintenant la motivation naît d’une tendance, une mode.

Les praticiens n’hésitent pas à aller recruter leur clientèle à la source, sur Instagram même. Ils vendent un rêve : vivre sa vie comme dans un filtre. Tous les moyens sont légalement permis et les cabinets déploient des stratégies offensives de communication. 

Entre deux photos d’influenceurs sirotant un mojito sur une plage, exhibant un maillot échancré sur une plastique en plastique, justement, apparait une promotion choc : « une liposuccion achetée, une injection de botox offerte ».

Pour les tour-opérators de la chirurgie, tous les coups sont permis. Ils postent des vidéos d’opération afin de banaliser les actes. Ils inondent les feeds de puissants clichés « avant / après ». Ils offrent des formules all inclusive : le billet d’avion, l’opération, l’hospitalisation de convalescence… Il n’y a qu’à se laisse couler dans ce bain où les requins ont des dents affûtées en forme de bistouri. 

C’est un nouvel eden, un nouveau sens à la vie, une raison de se lever chaque matin et de réussir : pouvoir poster de belles photos sur les réseaux sociaux.

Texte : Gaelle Le Scouarnec / Voix : Caroline Klaus

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