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DRACULA, DU SEXE ET DU SANG

DRACULA, DU SEXE ET DU SANG

Transylvanie, 1897

Dans les terres mystérieuses des Carpates. 

La lueur vascillante d’une bougie éclaire à peine les couloirs couverts de tableaux à la gloire des héros du passé. 

Des morts. 

Partout sur les murs.

Une décoration lugubre. 

Comme un avertissement. 

Une menace.

Pourtant, il faut poursuivre l’exploration, découvrir les ténèbres abrités par cet étrange château.

Les marches de l’escalier de pierre sont larges et hautes, comme construites pour un ogre. 

Descendre encore, s’enfoncer loin dans l’horreur de la nuit.

Des sons à dresser les cheveux sur la tête, des grincements. Si seulement c’était le vent… Des couinements de rats dont les yeux étincellent en un éclair furtif. 

Et puis ces hurlements. La complainte des loups qui forment une chorale. 

Ils appellent, ils se rassemblent, ils attendent. 

Au bas de l’escalier, une pièce, puis une autre et enfin… une chapelle.

En son centre, un cercueil.

Il s’ouvre sur un gémissement de gonds rouillés.

Il est là.

Le Comte Dracula. 

Son long corps étendu. 

Il gît, immmobile  comme la pierre.

Est-il mort ? 

Il semble vivant.

Il semble seulement…  

Ses cheveux noirs comme l’enfer lui coulent sur les épaules. 

Son teint est d’un blanc cadavérique.

Ses yeux sont ouverts. Rouges. Ils ne clignent pas. Ils fixent. Ils paraissent regarder l’intru, le narguer.

Par les meurtrières, la lune fait glisser ses rayons de lumière froide.

Le faisceau se dirige vers la bouche rouge carmin et les lèvres retroussées. 

Il éclaire les dents.

Elles sont blanches aveuglantes et longues… Longues… Aussi longues qu’est immense la frayeur de la proie devant son prédateur.

D’ailleurs, il a mangé cette nuit.

Il a bu.

Il a fait une victime.

De ses canines pointues coule un liquide gras.

Du sang.

Il souille le menton et tâche le col de la chemise du Comte.

Et son regard trahit l’orgueil triomphal du chasseur.

Il repose là, dans cette chapelle, dans cette cave, dans ce château perdu au cœur de la Transylvanie…

Gorgé de sang.

Comme une sangsue.

Plusieurs années avant de devenir l’un des écrivains les plus lus au monde, avant d’écrire le célèbre roman Dracula, Bram Stoker vit une enfance triste. 

Il ne peut pas jouer. Il n’a pas d’ami. Il ne va pas à l’école.

C’est un petit garçon malade. 

À sa naissance, sa santé est si précaire que les médecins ne lui donnent que quelques jours à vivre. Pourtant il s’accroche. Il survit.

Depuis sept ans, son quotidien est une longue convalescence.

Il est reclus dans l’atmosphère calfeutré de sa maison. 

Entouré de ses six frères et sœurs, couvé par sa mère et par sa nourrice.

Il est sage et poli. Il grandit dans un foyer de modeste bourgeoisie, protestante et comme il faut. 

Il entre déjà dans l’adolescence et il ne sait pas s’il va guérir un jour. 

L’ombre de la mort plane sur lui depuis toujours. 

Son lit est près de la fenêtre et de là, il peut contempler la côte, la mer qui lèche les falaises de son Irlande natale. 

Pour oublier ces jours austères, malgré les bons soins de sa famille, il s’abîme dans cet horizon. Il rêve. 

D’ailleurs, à son chevet, les femmes trompent l’ennui : elles content.

Des histoires à dormir debout.

Des récits puisés dans le folklore national. 

Des légendes fantastiques peuplées de lutins, de fées, de sorcières et de potions magiques.

La Bible aussi.

Et des récits plus tangibles et plus effrayants : ceux d’une épidémie de peste noire, 

à laquelle ses ancêtres auraient échappé. 

La contamination, la putréfaction, les morts par milliers !

Cette enfance souffreteuse, va planter dans le jeune esprit de Stoker une graine. 

Le goût pour l’horreur, une fascination pour le principe de contamination et le fantasme d’un corps puissant qui défierait les lois de la nature… 

Un corps qui défierait la mort. 

Bram Stoker grandit en Grande Bretagne, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. 

Le pays connaît l’apogée de son histoire. La paix règne, l’économie est florissante et la reine Victoria est à la tête de nombreuses colonies dans le monde.

La société est éclairée par les Lumières.

Les progrès de la science sont prodigieux avec notamment l’accès à un savoir universel grâce à l’encyclopédie. On a découvert la transfusion sanguine, les expériences de Charcot sur le plan psychologique, les publications de Darwin et sa théorie sur l’évolution des espèces. 

Mais cette avancée de la raison doit cohabiter avec la tradition protestante victorienne. 

La morale est stricte et encore dictée par la religion. Il faut se marier ou entrer dans les ordres, aller à l’office, bien se tenir, avoir une existence irréprochable.

Les femmes portent une quantité de jupons et l’on ne perçoit de leur corps qu’un pied botté. 

Une fracture se crée entre une toute nouvelle liberté de penser et d’anciennes lois rigides. 

De cette fracture, naît une étincelle, un désir : s’échapper du carcan, mettre du désordre dans une vie trop réglée.

Alors les hommes de la bourgeoisie s’encanaillent dans les bordels. Des clubs se forment où l’on s’adonne au spiritisme : on fait bouger les tables, on appelle des fantômes. 

En 1888, Londres frémit en découvrant les massacres de Jack L’Eventreur. Mais la presse offre aussi une occasion de se délecter de photos habituellement interdites. Dans un plaisir coupable, on contemple les corps dénudés des victimes féminines. On s’arrache ces journaux.

L’érotisme, l’illicite, le crime… Tout se mélange dans les imaginaires en quête de sensation. 

Depuis déjà un siècle la littérature gothique et vampirique fait fureur. 

On y trouve les fantasmes d’une société coincée qui ne rêve que d’une chose : transgresser, commettre des péchés. 

Les romans présentent des héros jeunes et innocents. Mais subitement, ils se retrouvent aux prises avec des forces du mal qui les contraignent au vice… 

Si l’on y est obligé, il n’y a pas de mal ! On peut se laisser aller aux rêveries et pimenter ses nuits de séduisants cauchemars. 

Dans les collèges, dans les pubs et les salons mondains, on a déjà échangé des discussions enflammées sur le Frankenstein de Mary Shelley, Le Vampire de Polidori, L’Etrange Cas du Docteur Jekyll et de M. Hyde de Stevenson. 

La société est prête à succomber au monstre qui donnera à l’épouvante… ses lettres de noblesse. 

Bram Stoker a quitté son lit. Il va beaucoup mieux. 

Quand il sort diplômé de l’Université de Dublin en 1870, c’est un grand roux sportif à la barbe drue, une armoire à glace. 

Le jeune homme entame une carrière de fonctionnaire pour mener une vie rangée. Pour sauver les apparences peut-être ? 

En réalité, au cours de ses études, il dirige la revue du Trinity College. 

Il écrit et dévore des livres comme Carmilla. Un roman dans lequel une jeune fille naïve confie à son journal les visites nocturnes d’une femme vampire dans son lit. 

La morsure de la créature est décrite comme une caresse portée à son paroxysme. Les allusions à des amours saphiques sont à peine voilées. 

Bram trouve cet univers fantasque enivrant. La nuit peut abriter toute sorte de fantaisie. Alors que le jour… Il exige son tribut d’obligations et de morale.

Pour se soustraire à cette existence terne, Stoker va au théâtre. Il voue une grande admiration au célèbre acteur Shakespearien de l’époque, Henry Irving. 

Le théâtre, la littérature… Bram a des aspirations, il est divisé. 

Alors il trouve une solution, une sorte de double vie. 

Le jour, il est clerc de notaire dans un château de Dublin. Il joue son rôle de garçon comme il faut. La nuit, il écrit des nouvelles et rédige des comptes-rendus de spectacle pour le Daily Mail

Et ses articles plaisent ! Il se met à fréquenter les salons à la mode. Il rencontre des personnalités en vue et parmi elles : le fameux Henry Irving. 

Les deux hommes se lient d’amitié. Le comédien apprécie l’enthousiasme de son protégé. Henry ne tarde pas à lui faire une proposition. Il lui offre un travail : s’occuper du Lyceum Theatre avec lui, à Londres, la grande ville où fourmillent toutes les passions. 

En d’autres termes : changer de vie. 

Le notaire est tiraillé : d’un côté le désir, de l’autre la raison.

Il prend son temps, il réfléchit et sa réponse est encore en demi-teinte.

Il se marie à sa voisine d’enfance, Florence, comme pour se ménager un garde-fou, un fil à la patte.

Puis il accepte, il part à l’aventure.

Il devient administrateur du théâtre. 

Très vite, même s’il a un enfant de son mariage et que cette naissance le remplit de joie, le jeune homme s’éloigne de plus en plus de son foyer.

Bram a déjà publié quelques ouvrages. Il découvre l’hypnose lors d’une conférence de Charcot à Londres . Il rencontre un linguiste spécialiste des légendes de l’Europe de l’Est. 

Il se passionne pour l’affaire de Jack L’Eventreur. Les photos des prostituées égorgées. Tout ce sang… 

Bram Stoker veut écrire une nouvelle histoire et celle-ci sera particulièrement sanglante.

Il se plonge dans des recherches à la bibliothèque du British Museum.

Cela va durer près de 10 ans. 10 ans à étudier le vampirisme jusqu’au fond de ses tombes, à lire des ouvrages de géographie sur la Roumanie, à pénétrer le cœur même des superstitions de ces contrées lointaines.

Au cours de ses lectures, il est interpellé par un nom. 

Draculea

Il aime ces sonorités : exotiques, romanesques, terrifiantes. 

Il tient son personnage !

Bram Stoker voit grand. Il ne veut pas seulement écrire un roman vampirique comme ses prédécesseurs. Il cherche un absolu : une figure du mal qui serait démoniaque bien sûr mais qui porterait aussi les faiblesses et les désirs d’un être humain. 

Plus troublant qu’un monstre : un homme damné qui aurait un passé, un mobile… une profondeur.  

Il s’inspire d’une figure qui a bel et bien existé. 

En parcourant plusieurs ouvrages sur l’histoire roumaine, il s’attarde sur un sujet particulier. Une légende extraordinaire : celle de Vlad Tepes prince de Valachie, un état ancêtre de la Roumanie. 

Vlad Tepes descend d’une longue lignée de monarques et sa généalogie s’étend du XIIème au XVIIème siècle.   

Au XVème siècle, ce prince est aussi connu sous le nom de Draculea, le fils du Dragon car son père a créé l’Ordre du Dragon pour protéger la chrétienté et partir en croisade contre l’empire Ottoman, l’ancienne Turquie.

Constamment en guerre, son père finit par être assassiné et son frère, enterré vivant. 

Vlad Tepes entre dans une fureur telle,  qu’il marque de façon indélébile la mythologie orientale. 

Un personnage fougueux, puissant, cruel. C’est exactement ce que Stoker recherche ! Il lit avec passion les aventures de ce héros. Il est transporté par le souffle épique de son destin. 

Assis à la bibliothèque, courbé sur les illustrations d’un livre, l’écrivain le voit, ce guerrier fou de rage, traverser les champs de bataille avec son drapeau rouge et son noir destrier, écrasant des soldats sur son passage. 

Il saute de sa monture pour se mélanger au sang qui jaillit de toute part. 

Il est si couvert du sang de ses ennemis, qu’il paraît s’être trempé dans les corps pour boire triomphalement cette sève et exciter sa rage.

Vlad ne connaît aucune pitié. 

Il transperce les peaux comme de simples lambeaux de cuir. 

Il déchire les chairs. On le surnomme « l’Empaleur ». 

D’ailleurs, une des gravures de cette époque montre une scène bien étrange. 

C’est la fin d’un combat.

Le fils du Dragon a empalé ses adversaires. Ils pendent lamentablement, comme des épouvantails, des pantins désarticulés traversés par une lance. Ils sont des centaines plantés dans le sol, les uns à côté des autres. Une forêt macabre.

Mais la mort ne suffit pas à apaiser la vengeance de Vlad l’empaleur. Il veut damner les traitres. Même si sa haine devait le damner lui-même. 

Au premier plan de la gravure, des malheureux sont décapités à la hache et leur tête est bouillie dans de larges bassines.

Au milieu, trône Draculea. 

Il est attablé comme l’invité d’un banquet funeste. 

Il a dépecé ses ennemis. 

Dans son assiette : un cœur qu’il s’apprête à dévorer.

Dans sa coupe : du sang, pour étancher sa soif.  

Bram Stoker est un passionné de littérature gothique. 

Il a lu les maîtres du genre. Il sait exactement comment saisir la curiosité du lecteur. 

Pour poser le décor de l’épouvante, il faut d’abord larguer les amarres. 

La rencontre du vampire ne se fera pas dans le monde moderne. 

Il faut aller loin, très loin de tout ce que connaissent les londoniens. . 

Son héro ou plutôt sa victime, Jonathan Harker, doit quitter Londres et son quotidien routinier de clerc de notaire. Il est fiancé à Mina, une fille pieuse et sage, il travaille pour le compte de son mentor… Sa vie est normale.

Terriblement normale.

Sa mission est de vendre une propriété à un client qui vit dans les lointaines Carpates et veut acheter des biens à Londres. Pour cela, il doit entreprendre un grand voyage. Pour Jonathan, c’est l’aventure, l’occasion inouïe de découvrir du pays.

L’histoire s’ouvre sur le détail de son expédition. Munich, Vienne, Budapest. 

Le notaire traverse le Danube comme une frontière entre l’Occident et l’Orient. 

Une frontière entre le raisonnable et le surnaturel. 

D’ailleurs, il ne trouve pas le lieu précis de sa destination sur la carte. 

Il est perdu au milieu des Carpates et des superstitions. 

Le jeune clerc doit faire son dernier trajet la veille de la Saint-Georges, jour réputé pour laisser s’échapper toutes les entités maléfiques. 

Les derniers vivants qu’il rencontre font des signes de croix, ils l’avertissent ou 

lui remettent un crucifix.

Tout le monde sait les dangers qui l’attendent. 

Tout le monde, sauf lui. 

La diligence se presse pour arriver avant minuit. Les chevaux sont fouettés sans ménagement. Les hurlements des loups se rapprochent. La montée d’adrénaline est à son paroxysme. 

Plus Jonathan s’enfonce dans l’inconnu, plus il a peur et plus il regrette son entreprise. Mais il est trop tard. Il ne peut plus faire marche arrière. 

Sans le savoir, en passant d’une diligence à une autre, il entre dans le royaume des morts. Son cocher porte un large chapeau pour dissimuler son visage. Il a une force colossale et commande aux loups de libérer le passage.

D’étrangeté en étrangeté, le jeune homme glisse dans un univers paranormal. 

Il se retrouve enfin dans le cadre terrifiant de tout bon récit du genre. 

Un chemin peu engageant monte une colline escarpée. Il parvient devant un vieux château dont les formes anguleuses se découpent dans le crépuscule. 

La porte se ferme derrière lui. Il est arrivé chez le Comte, chez Dracula, et nous pénétrons avec lui dans notre pire cauchemar. 

Le teint blafard, un nez aquilin, fin, doté de larges narines. 

Une bouche très rouge, des dents trop blanches et trop pointues.

Des mains aux ongles longs et à l’intérieur des paumes : des poils drus.

Des cheveux à la fois dégarnis et touffus.

Une haleine fétide. 

Et une peau froide comme celle d’un cadavre.

L’hôte est peu avenant mais Jonathan Harker est contraint de passer plusieurs jours en sa compagnie.

Le jeune homme ne tarde pas à découvrir les particularités de son étrange client. Il fait une série d’observations qui dessinent le portrait d’un monstre. 

Le Comte Dracula ne peut pas se refléter dans un miroir.

Son corps ne dégage aucune chaleur.

Il a des capacités physiques extraordinaires : il a une force prodigieuse, il rampe, il se déplace avec une rapidité déconcertante et sans faire un bruit.  

Plus tard le notaire découvrira que Dracula peut se déplacer sous différentes formes : un brouillard, une chauve-souris, un loup, un chien

Il a le pouvoir de commander les animaux et les éléments, comme le vent.

Il ne peut traverser les eaux qu’à marée basse.  

Il ne peut pas manger ni boire comme les humains. 

En revanche il se nourrit exclusivement de sang. Le sang d’un être vivant qu’il part chasser la nuit. Pour s’approvisionner il est capable de tout, même de tuer un enfant. 

Il a la faculté de lire dans les pensées de ses victimes et de les contrôler à distance.

Le Comte n’apparaît que la nuit. Dès le chant du coq il s’enfuit, car il ne peut vivre en plein jour. Il serait brûlé par le soleil. La journée, il repose dans un cercueil, lui-même enfoncé dans sa terre de naissance, la terre des Carpates.

L’ail, les crucifix, les hosties et toute forme d’objet sacré de la chrétienté réduisent ses forces à néant. 

Enfin, Dracula est immortel. Il a traversé plusieurs siècles et peut en traverser encore pour l’éternité.

À moins qu’on ne transperce sa poitrine d’un pieu et qu’on ne le décapite.

Il est alors réduit en poussière. 

Ces règles que les protagonistes consignent comme le ferait un éthnologue, sont glaçantes, absolument contre-nature. Mais elles révèlent aussi les failles du vampire. On peut le combattre et le détruire. 

Dès lors, comme Jonathan Harker, ses amis, et le lecteur, n’ont qu’une idée en tête : vaincre cette créature démoniaque. 

1897

Dracula paraît dans les premières librairies de Londres. 

Dès sa sortie, les chiffres des ventes sont excellents. 

Les lecteurs dévorent les 500 pages de l’édition originale. Ils en parlent autour d’eux, le succès grandit. 

Bien sûr, le roman est effrayant. On conseille même dans les journaux d’éviter de le lire la nuit. Il est quand même question de morts qui sortent des tombes et de flots de sang !

Mais le plaisir de se faire peur n’est pas la seule raison du succès de Dracula.

Dans le livre, il y a des passages troublants. 

Des passages que les jeunes filles lisent en secret sous leurs draps, que les maris consomment en gloussant, et que des bigotes regardent d’un œil en se signant.

Leur contenu ?

Du sexe. 

Parmi les très nombreuses allusions et métaphores sexuelles, certaines sont plus explicites que d’autres.

Notamment cette scène où le jeune et naïf Jonathan Harker entre dans une des pièces interdites du château. 

Il ressent d’abord une quiétude, il s’allonge sur un fauteuil et s’assoupit.

Mais il est réveillé par les murmures et les rires de trois créatures. 

Il s’épanche sur la description de leurs formes, de leurs cheveux, de leur bouche sensuelle, de leurs gestes suaves. 

Les femmes vampires sont superbes et se disputent les faveurs de son corps.

Il pense à sa fiancée mais il ne peut pas résister à leurs charmes, il se sent défaillir et se laisse aller à cette explosion de plaisir. 

Que se serait-il passé si le Comte n’était pas intervenu pour interrompre cette scène d’orgie ? Des morsures. Mais ici, s’agit-il vraiment de morsures ?

Dans un autre passage, l’innocente Mina est contrainte à un rapport non pas sexuel mais vampirique. Et pourtant, le récit porte à confusion.

Dracula pénètre dans la chambre en pleine nuit. 

Le Comte se saisit de la jeune femme qui se débat, nue sous sa chemise de nuit. 

Il maîtrise sa victime en la maintenant d’une main.

De l’autre, il défait sa propre chemise et expose son torse. Avec son ongle pointu, il se fait une entaille. Le sang gicle et Dracula force Mina à poser ses lèvres sur la plaie.

Selon les propres dires de la jeune femme, son seul choix est de suffoquer et mourir ou d’avaler le liquide. 

Il s’agit de sang. Mais la scène est décrite avecune telle charge érotique que le doute s’installe. 

Pendant ce temps, le pauvre Jonathan Harker doit assister à la scène, voyeur malgré lui, hypnotisé par le démon qui viole son épouse sous ses yeux. 

Des scènes de débauches impensables, inouïes, pour cette époque victorienne.

Mais des scènes attrayantes. 

La morsure du vampire…

Elle est administrée la nuit.

Les personnages sont toujours endormis, hypnotisés, somnambules ou alors ils pensent rêver. L’action se passe dans les brumes d’un demi-sommeil, un état second où la volonté et la force morale cèdent.

Ainsi, la cible échappe à toute forme de culpabilité, elle peut s’abandonner à la langueur irrésistible dictée par le vampire, en toute impunité. 

Car la créature appelle, elle envoûte, elle charme. Dracula ne viole pas tout à fait ses victimes. D’une façon ambiguë, il les force au consentement. Elles viennent à lui, elle  lui ouvre la fenêtre, leurs draps, leur chemise de nuit. 

Il ne s’attaque qu’à de jeunes femmes, comme un Dom Juan. À Londres, il visite fréquemment la belle Lucy avant de vouloir faire de Mina sa compagne pour l’éternité. 

Les délicieuses proies tendent leur gorge, Dracula se penche, il enfonce ses canines, le sang coule et se répand sur le cou et la poitrine des victimes, sur le menton du monstre. Tout se mélange. C’est une pénétration et les effets qu’elle procure sont décrits dans les moindres détails.

Après avoir été plusieurs fois mordue par Dracula, Lucy est étudiée de près par Von Helsing. De très près. 

Le professeur se penche sur le lit de la victime alanguie. Il observe la peau, le cou, les dents. La maladie est étrange mais elle permet au vieil homme de détailler une belle jeune femme sous toutes les coutures. 

Entièrement vidée de son sang, elle finit par mourir et elle inhumée dans le caveau familial.

Quand le chasseur de vampire ouvre son tombeau, il la découvre plus belle que jamais. 

Les lèvres de Lucy sont fascinantes, désirables. Elles appellent les baisers.

La vampire sort de son cercueil et minaude devant les hommes, prête à leur procurer toute sorte de plaisirs. Et ils doivent se contenir pour ne pas se jeter dans ses bras. Pour ne pas la prendre sur le champ !

Ainsi, la morsure du vampire rend la femme nymphomane. C’est une méduse, un objet de tentation, un serpent qui veut entraîner Adam dans sa chute. 

La misogynie est à l’œuvre. Et surtout, c’est le désir que l’homme combat à force d’ail, de crucifix et de pieu dans le cœur.

Un démon coure les lits des jeunes filles la nuit. 

Elles menacent elles-mêmes de mordre d’autres victimes et de créer une nouvelle race de vampire. 

Une race qui pourrait envahir le monde. 

D’un côté on a Dracula, un aristocrate décati, en fin de lignée. 

Un vieillard affreux qui se transforme en bête poilue, qui rampe. Un monstre, tout ce qu’il y a de plus laid et de plus dangereux. Il se nourrit du sang des hommes, comme un parasite.

Et dans sa cape : un essaim de succubes, des furies en chaleur.

De l’autre côté on a un groupe d’hommes, dont Von Helsing et Jonathan Harker. Ils sont droits, leur morale et leur volonté sont inébranlables. 

Ils prennent littéralement leur torche pour partir à l’assaut du dragon. 

Il s’agit de sauver les héroïnes mais aussi de sauver l’humanité. 

L’enjeu est immense, la tâche périlleuse…. C’est beau comme au Moyen-Âge ! Comme les chansons à la gloire des preux chevaliers. 

Le bien et le mal. 

Les deux entités occupent des cases bien distinctes. 

Et nous sommes du côté du bien, évidemment, du côté des hommes, contre le monstre et ses créatures. 

Pour vaincre l’ennemi, les armes les plus puissantes sont la croix du Christ et les hosties consacrées, c’est-à-dire : le corps du Christ. On tente de sauver les corps mais surtout de sauver les âmes des victimes. 

Si elles ne sont pas transpercées d’un pieu et décapitée, elles seront damnées. 

Elles brûleront en enfer et pour l’éternité.

On ne peut pas faire plus manichéen, plus simple et plus chrétien. La vision du monde est binaire : blanche et pure le jour, noir et impur la nuit. 

Finalement, c’est le sexe qu’il faut combattre : la luxure que diffuse le démon par sa morsure.

Bram Stoker, l’auteur d’un des plus grands best-sellers au monde a écrit un roman qui excite ses contemporains par des évocations obscènes, tout en sauvant la bonne conscience. 

Contourne-t-il astucieusement la censure ou fait-il l’apologie de la vertu et de la religion ? 

Ce qui est sûr, c’est que Dracula porte les pulsions et la culpabilité d’une humanité perdue dans ses contradictions. 

Bram Stoker a enfreint un interdit pour son époque. Il a outrepassé les lois de Dieu. En osant prendre son sujet au sérieux, en le prenant à bras le corps, il s’est frayé lui-même un chemin vers l’enfer, il s’est damné un peu. 

Pour l’aider à délier son imaginaire, s’autoriser à flirter ainsi avec le blasphème, il fallait une intervention, non pas divine mais… quelque peu satanique.

Juste avant de débuter son œuvre, en 1888, Bram Stoker reçoit une curieuse invitation. Le rendez-vous est teinté de mystère. 

À la nuit tombée, il est conduit dans un bâtiment. Il marche dans un long couloir. 

Il voit de nombreux cadres dont on a ôté les miroirs. Il traverse quelques pièces. 

Il arrive dans une chapelle.

Une assemblée l’attend. 

Ils forment un cercle et portent de longues toges noires surmontées de capuches pointues. On se croirait dans une histoire fantastique. C’est pourtant bien réel.

Bram est invité à rejoindre une secte : L’Ordre de l’Aube Dorée. 

Leurs membres se consacrent à l’étude des sciences occultes. 

Les mystères de l’humanité telle que l’alchimie, l’astrologie, la magie, la divination, la médecine ésotérique et les livres sacrés comme la Kabbale.

Stoker est fasciné ! Cet Ordre lui ouvre toutes les portes, toutes les audaces. Il accède à un savoir secret. Il peut sonder le thème de l’immortalité jusque dans ses recoins les plus obscurs. 

Et pour rendre de telles inventions acceptables, il va faire de cette vie sans fin, une damnation. Peindre son monstre en héros romantique, victime d’une malédiction. 

Car le Comte est un mort-vivant enfermé dans un cercueil de solitude. Il vit sans chaleur, condamné à errer en quête d’une âme sœur qui le suivrait dans l’éternité. 

Au début du XXème siècle Dracula aurait été le livre le plus vendu après la Bible. Comme si le démoniaque et le divin se livrait à une course au coude à coude ! 

Le roman de Stoker s’est imposé comme LA référence vampirique. 

Les effluves d’un héritage littéraire gothique, des gouttes de légendes et d’histoire de l’Europe de l’Est, un soupçon de romantisme, une lampée d’érotisme… l’écrivain a trouvé la formule magique, la potion qui hanterait des générations d’adeptes de l’épouvante. 

Son personnage maudit est un double du diable et tient une place de choix dans la galerie des monstres de fiction.  

Depuis, le monstre a créé des monstres. 

Des copies, des adaptations plus ou moins réussies, des hommages… Des BD, des romans, des films érotiques, des peluches, des déguisements pour Halloween, des séries télés et des films. 

Beaucoup de films. 

Mais l’adaptation la plus émouvante est peut-être Nosferatu. De Friedrich Murnau.

Le film est encore muet. La musique est additionnelle. 

Les textes explicatifs et les dialogues sont lus sur des cartons.

La première se déroule le 4 mars 1922, au Jardin zoologique de Berlin. 

Elle est annoncée comme un des plus grands événements culturels de l’année. Beaucoup de personnalités et de journalistes sont invités et pour l’occasion, on leur a demandé de s’habiller selon la mode du début du XIXème siècle. 

Les journaux français décrivent les spectateurs à la sortie de la projection. 

Ils sont hagards et protègent leur cou de leurs mains en se retournant pour vérifier qu’un vampire n’est pas sur leur trace. Et pour cause…

Ils ont vécu 1h20 de cauchemar. 

La pellicule en noir et blanc tremble. 

Les cartons sont calligraphiés en lettres gothiques. 

L’orchestre joue une symphonie terrible et exaltée.

À l’écran, minuit sonne et la jeune femme sous emprise, est appelée à la fenêtre. 

Dans les escaliers, l’ombre déformée de la créature monte lentement.

Elle est chauve, ses épaules sont trop hautes, son nez, ses bras, ses doigts : trop longs et trop crochus.

La femme sursaute.

La main s’allonge encore pour atteindre la porte. 

La victime porte la main à son cœur, elle se réfugie sur son lit, les yeux écarquillés d’effroi. 

L’ombre de la main atteint la chemise de nuit.

La chose glisse de ses genoux, à son ventre, à sa poitrine. 

Elle empoigne le cœur et la femme s’évanouit. 

La chambre est plongée dans l’obscurité et dans un coin de l’écran on ne voit de la créature que sa pâleur, son crâne glabre et sa main difforme posée sur la tête endormie de sa proie, comme une araignée. 

Le monstre est entièrement enfoncé dans la gorge, il suce, il suce le sang silencieusement, comme une bête. 

Texte : Gaelle Le Scouarnec / Voix : Marie Zidi

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