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AUBERGE ROUGE – LES CLIENTS AU MENU !

AUBERGE ROUGE – LES CLIENTS AU MENU !

« On raconte que dans cette auberge, de temps en temps, on égorgeait un client, on le découpait, et on le servait le soir, en ragoût. On ne sait pas si c’est vrai. Mais dans le doute, on décapite le cuistot… »

2 octobre 1833, Ardèche.

L’agitation règne dans le hameau de Peyrebeille.

Sur la place principale, à plus de mille mètres d’altitude, on a dressé l’échafaud pendant la nuit. 

Depuis la veille, les gens affluent de toute l’Ardèche et des départements voisins. 

Ils bravent le froid et cheminent à travers les prés et les forêts.

En cette fin de matinée, ils sont plus de quatre mille à se presser devant l’auberge de Peyrebeille. 

Un violoniste joue sans relâche au milieu de la foule qui chante, danse et boit, ivre de vengeance. 

Elle est là pour assister aux derniers souffles de ceux qu’elle surnomme « les monstres ».

Le bruit des sabots martelant le sol terreux se mélange bientôt à celui de la rumeur. 

Escortée par d’autres spectateurs, une équipée apparaît dans un nuage de poussière. Des dizaines de gendarmes encadrent trois prisonniers. Les cheveux fraîchement coupés, pour bien dégager la nuque, ils sont enchaînés.

Ils connaissent bien Peyrebeille et son auberge. 

Pierre et Marie Martin en sont les propriétaires depuis quinze ans. 

Le troisième personnage, Jean Rochette, est leur domestique.

Sous les cris, Marie Martin s’avance la première. 

On la plaque fermement à la planche qui bascule.

Elle est maintenant à l’horizontale, face contre terre. 

Dans l’assemblée, l’excitation est à son comble. 

Mais quand la lunette se referme sur le cou de Marie Martin, le silence s’impose.

Le bourreau enclenche le mécanisme fatal. 

Le couperet s’abat dans un bruit sourd. La tête de Marie Martin tombe dans le panier. 

Suivent rapidement celles de son domestique et de son mari.

Quelques mois plus tôt, tous les trois ont été jugés coupables du meurtre d’un agriculteur de la région et de plusieurs tentatives d’assassinats. 

Ces méfaits sanglants se seraient déroulés dans leur auberge, à l’abri des regards. 

Avant le procès des Martin et de Jean Rochette, la rumeur a enflé. On a imputé au trio infernal des dizaines de crimes. 

Seul problème, aucune preuve formelle n’a jamais été présentée. 

Vient-on d’exécuter trois innocents sur le plateau ardéchois ? 

Voici l’histoire de l’auberge rouge, une affaire où la rumeur l’a emporté sur la vérité.

Le mystère de l’auberge de Peyrebeille a commencé avec une disparition à dix kilomètres de là. 

En octobre 1831, on s’inquiète dans le petit hameau de La Fagette. 

Jean-Antoine Enjolras, un cultivateur de 72 ans, n’est toujours pas rentré de la foire de Saint-Cirgues-en-Montagne. 

Comme les gens du pays, Enjolras connaît bien ce rendez-vous et le chemin escarpé qu’il faut emprunter pour y arriver.

Il s’y rend tous les mois pour acheter des bêtes, des tissus ou de la quincaillerie.

Mais voilà quinze jours qu’il est parti.

Ses neveux et ses nièces commencent à trouver le temps long.

Un matin, ils partent à sa recherche vers Saint-Cirgues et dans la campagne environnante. 

Ils sont confiants, nul besoin de prévenir les gendarmes. 

Sur la route, on se souvient de Jean-Antoine Enjolras.

On affirme l’avoir vu le 12 octobre à la foire. Il venait d’acheter une génisse. 

Un peu plus loin, d’autres voyageurs certifient qu’à son retour, Enjolras a perdu l’animal. 

Le lendemain, les neveux de l’agriculteur récoltent de nouvelles informations. 

Leur oncle aurait été aperçu sur le chemin allant de Saint-Cirgues à Peyrebeille.

Quelques kilomètres plus loin, il n’a pas seulement été vu mais on lui a parlé. 

Ces nouveaux témoins en sont sûrs : Enjolras leur a dit qu’il allait dormir à l’auberge de Peyrebeille. 

Les jours passent.

Mais de l’oncle Enjolras, aucune trace…

Alertée, la famille sollicite l’aide d’un juge. 

Le 25 octobre 1831, il pousse la porte en bois de l’auberge de Peyrebeille.

L’intérieur est sombre et chichement meublé. 

Dans la pièce principale, une longue table rectangulaire flanquée de deux bancs fait face au foyer et au four à pain. 

Au-dessus de l’âtre pend un gros crochet où suspendre une marmite. 

Un coffre en bois et deux chaises en paille finissent d’habiller l’espace. Le lieu est bas de plafond, l’air est lourd des fumées qui se dégagent de la cuisine. 

Il y a des grilles aux fenêtres. 

Les vitres sont fines comme du papier et la porte branlante. 

Dehors, le vent du Nord, qu’on appelle la burle, souffle sur la campagne et la forêt environnantes.

À Peyrebeille, on est isolé, presque au bout du monde. 

Les routes qui y mènent sont hostiles. Elles passent près des tourbières où on a tôt fait de s’embourber. 

Il y a près d’un siècle, c’est par là que la bête du Gévaudan a tué sa première victime.

Le juge est accueilli par l’aubergiste. 

L’homme loue les lieux et gère l’établissement depuis un an. 

Le propriétaire et sa femme, Pierre et Marie Martin, vivent en face avec leur domestique, Jean Rochette. 

Sur place, le gérant n’a aucun souvenir de Jean-Antoine Enjolras. Il n’a même jamais entendu parler de lui. 

Il prend la peine de montrer au juge les quatre chambres à l’étage. 

Elles sont à l’image du reste de la maisonnée. 

Chacune dispose d’un lit en bois, parfois d’une table. Les fenêtres sont étroites. Et seules trois des portes peuvent fermer à clef.  

Avant de partir, le juge pourrait jeter un œil au registre où sont notés les noms, prénoms et qualités des clients.

Il n’en fait rien.

Quelques jours plus tard, l’enquête rebondit.

On retrouve Enjolras au bas d’un grand rocher, éclairé par les dernières lueurs du soir.

Son cadavre gît sur les berges de l’Allier, à dix kilomètres de Peyrebeille. 

L’homme a le crâne fracturé, l’un de ses genoux et ses bras ont été broyés.

Les médecins légistes parlent d’une mort violente.

Pour eux, certaines blessures ont été infligées pour faire penser à un accident. 

Mais ils ne sont pas capables de déterminer les causes du décès. 

Ces médecins qui examinent le cadavre ne sont en réalité que des « officiers de santé ». Ils n’ont étudié la médecine que quelques années et n’ont pas de diplôme en la matière.

Les circonstances de la mort de Jean-Antoine Enjolras sont floues. 

Les hypothèses vont bon train. 

Est-il tombé ? L’a-t-on poussé avant de mutiler son cadavre ? 

Constat étrange : les 160 francs qu’il transportait dans son portefeuille sont encore là.

Malgré la confusion, la piste de l’accident est écartée et un nouveau juge est nommé. 

Il a bien en tête les déclarations recueillies par la famille d’Enjolras avant la découverte de son corps :

« Il allait passer la nuit à l’auberge de Peyrebeille ». Après, on ne l’a plus jamais revu vivant. 

De là à soupçonner le propriétaire l’auberge de Peyrebeille, Pierre Martin, il n’y a qu’un pas. 

Le 27 novembre 1831, une vingtaine de gendarmes arrivent à Peyrebeille.

Pierre Martin et son neveu, qui travaille comme domestique, sont arrêtés et conduits devant le procureur du roi.

Avant d’être incarcérés, ils nient.

Ce Jean-Antoine Enjolras dont tout le monde parle, ils ne le connaissent pas.

Jean Rochette, le domestique,  est arrêté quelques jours après.

Quatre mois plus tard, c’est au tour de Marie Martin.

À Peyrebeille, Pierre Martin s’est pourtant fait un nom. 

Il s’est installé en 1808 avec sa femme, ses deux filles et Jean Rochette. 

À l’époque, il est fermier. Ses revenus sont modestes.

Mais les affaires marchent rapidement. 

Pierre Martin achète une prairie, puis quatre prés et un bois. 

Il prête de l’argent et loue ses terres aux gens du coin. 

Et en 1818, il fait construire et ouvre son auberge.

D’abord fermier illettré, Martin devient un propriétaire prospère.

Avec lui, on ne rigole pas avec les affaires. 

Oublier de rembourser une dette, c’est s’exposer à des ennuis avec la justice. 

À l’automne 1831, il a marié ses deux filles et confié la gestion de son auberge.

L’instruction commence après l’arrestation des suspects.

À l’époque, ce moment judiciaire se résume à un court interrogatoire des mis en cause et des témoins.

Les précisions et détails importent peu. 

Des réponses concises de quelques lignes suffisent.

Dans l’affaire de Peyrebeille, plus de cent témoins défilent devant le juge.

Mais la plupart n’ont rien vu et les faits qu’ils rapportent sont à prendre avec des pincettes. 

Comme ceux que racontent les quatre amis d’un certain Claude Pagès. 

Sur son lit de mort, il leur a confié qu’il a surpris Pierre Martin, Jean Rochette et un autre homme en train de transporter un cadavre entre l’auberge de Peyrebeille et la rivière.

La dépouille était scellée sur le dos d’un cheval. 

Il a assisté à cette scène effroyable dans la nuit du 25 octobre 1831, donc très peu de temps avant la découverte d’Enjolras. 

Saisi de peur, Claude Pagès a crié.

Les trois hommes se sont lancés à sa poursuite, mais il a réussi à se cacher.

La culpabilité de Pierre Martin et de son domestique s’ancre dans les esprits du peuple et des enquêteurs. 

C’est la fin de l’impartialité de l’enquête. 

Pour casser la barrière du patois que parlent les témoins, le greffier traduit et retranscrit les interrogatoires en français.

Il apporte aussi des précisions… 

Sous sa plume, les faits se transforment : un homme croisé par un témoin entre la foire de Saint-Cirgues-la-Montagne et Peyrebeille devient Jean-Antoine Enjolras. Et dès qu’il est question d’une auberge, le greffier la situe à Peyrebeille ou « chez Monsieur Martin ».Chemin faisant, Pierre Martin et son entourage prennent les traits de tueurs sanguinaires.

Dans le pays, la rumeur enfle. 

On impute maintenant des dizaines de crimes aux Martin et à leur domestique. 

L’affaire s’étale dans les journaux locaux qui surnomment l’établissement de Peyrebeille « l’auberge rouge » ou le « coupe-gorge ». 

Pierre Martin devient « Lucifer » et Jean Rochette, au teint hâlé, un « mulâtre originaire d’Amérique du Sud ». 

La presse se fait l’écho des témoignages qui circulent dans la région. 

Elle rapporte des scénarios terribles.

Les aubergistes sont accusés des pires sévices. 

Il se dit qu’à Peyrebeille, Marie Martin épiait les clients pour connaître l’état de leur bourse. S’ils étaient fortunés, c’en était fini.

Madame Martin concoctait dans la grande marmite des breuvages pour les ébouillanter ou les empoisonner. 

À la nuit tombée, elle attendait avec son mari et Jean Rochette que les voyageurs montent se coucher. 

Alors, le domestique se glissait dans un espace réduit dissimulé sur le côté de l’escalier.

Au passage des clients fourbus, il les assommait d’un coup de masse. 

Puis l’horreur continuait.

Les corps étaient portés à la cuisine pour être dépecés et brûlés dans le four à pain. On donnait les restes aux cochons. 

Un homme raconte même avoir vu des mains mijoter dans la marmite.

Un autre retrace la nuit d’effroi qu’il a passée dans l’une des chambres, entre des draps tachés de sang. 

À minuit, il a entendu des coups sourds à la porte d’à côté. 

Une dispute a éclaté. Puis des cris se sont transformés en gargouillis, comme si quelqu’un s’étouffait dans son sang…

Trois témoignages directs et vérifiés se dégagent de ces récits.

Ils démentent la rumeur.

Au moment de la disparition et de la mort d’Enjolras, deux journaliers et une couturière travaillaient et dormaient à l’auberge.

Ils sont formels. 

Jean-Antoine Enjolras n’a jamais mis les pieds dans l’établissement.

Au cours de l’instruction, les gendarmes n’ont récolté aucun élément probant. 

Le dossier ne repose que sur des témoignages et l’on ne retiendra que ceux à charge.

En juin 1833, le procès des « quatre monstres » s’ouvre devant les assises de l’Ardèche, à Privas, chef-lieu du département. 

Pierre et Marie Martin sont jugés aux côtés de leur neveu et de Jean Rochette. 

L’acte d’accusation n’a finalement retenu qu’un meurtre, quatre tentatives d’assassinats et plusieurs vols. 

Aucun membre de la famille de Jean-Antoine Enjolras ne s’est constitué partie civile. 

En sept jours, 120 témoins sont appelés à la barre. Seuls huit d’entre eux affirment avoir eu affaire directement aux accusés. 

Les autres n’ont rien vu. 

Ils ne font qu’attiser la rumeur. Avec leurs récits, l’horreur monte d’un cran.

Marie Martin aurait servi à ses clients des pâtés et des ragoûts élaborés avec la chair des victimes.

Pour le reste, des points essentiels de l’affaire restent flous. 

Personne ne peut attester de la présence d’Enjolras à la foire de Saint-Cirgues ; l’homme à qui il aurait acheté sa génisse n’a jamais été identifié ; plusieurs témoins auraient reconnu Enjolras dans la nuit noire, à la même heure mais à des endroits différents. 

Quant à l’accusation, elle martèle que le crime s’est déroulé à l’auberge, « chez monsieur Martin ». 

Enjolras est mort en octobre 1831. Les Martins n’habitaient plus dans l’établissement depuis le printemps 1830…

Les victimes des quatre tentatives de meurtre témoignent aussi. 

Là encore, il n’y a pas de preuve. C’est leur parole contre celle des Martin.

Alors de vieilles histoires refont surface. 

Il y a dix-huit ans, un riche marchand a disparu dans les environs de Peyrebeille. 

Il avait beaucoup d’argent sur lui. 

Les Martin doivent être coupables. 

Sinon, d’où tireraient-ils leur fortune ?

Deux témoignages finissent de les accabler. 

Un jour, un mendiant se présente à la barre. 

Il a tout vu.

En octobre 1831, il était à l’auberge de Peyrebeille. 

Là, il a rencontré un homme ayant perdu sa génisse.

L’auberge était pleine et tous les deux ont dû dormir dans le grenier à foin.

Au milieu de la nuit, le mendiant a été réveillé en sursaut. 

Quatre personnes ont fait irruption dans le grenier. 

Il a reconnu les accusés, il en est certain. 

Marie Martin tenait une chandelle et un récipient. 

On en a fait boire le contenu à l’homme qui avait perdu sa génisse.   

Puis on l’a frappé avec une barre de fer et on a emporté sa dépouille.

Le jury n’est pas au bout de ses peines. 

La veille du verdict, les journaliers et la couturière qui travaillaient à l’auberge reviennent sur leurs déclarations. 

À bien y réfléchir, un soir du mois d’octobre, la couturière a vu un homme entrer à Peyrebeille. 

Il ressemblait en tous points à la description d’Enjolras et a réclamé de l’argent à Pierre Martin. 

Puis, dans la nuit, la couturière a entendu des cris étouffés. 

À la barre, les journaliers confirment. 

Le 25 juin 1833, le verdict est rendu après seulement 1h30 de délibérations. 

Le neveu des Martin est acquitté. Plusieurs témoins ont affirmé qu’il était absent au moment des faits.

Les trois autres accusés sont jugés coupables et condamnés à mort.

Marie Martin, Pierre Martin et Jean Rochette quittent la salle les fers aux pieds. 

Dans les mois qui suivent, ils feront successivement appel et demanderont grâce au roi Louis-Philippe. 

Tous ces recours seront rejetés.

En ce 2 octobre 1833, on vient de pousser dans une malle le corps décapité de Jean Rochette. 

Autour de l’échafaud, la foule célèbre la mort des monstres de Peyrebeille.

Tous les trois sont inhumés au cimetière de Lanarce, à quelques kilomètres.

La nuit même, leurs têtes sont déterrées et dérobées.

Alors que la phrénologie est en vogue, on veut examiner leur crâne pour tenter d’expliquer leur diabolisme.

Les têtes des Martin et de Rochette ont été moulées, reproduites et conservées dans la région. 

Depuis, des écrivains et des cinéastes se sont emparés de leur histoire.

La légende a pris le dessus et l’auberge de Peyrebeille a été transformée en musée.

Aujourd’hui encore, on peut y voir des mannequins représentant Marie et Pierre Martin. 

Il guette le voyageur par la fenêtre tandis que sa femme s’affaire autour d’une marmite fumante…

Texte : Manon Gauthier Faure

Voix : Michel Élias

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