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L’AFFAIRE DES BOUES ROUGES – L’histoire d’un crime contre l’environnement

L’AFFAIRE DES BOUES ROUGES – L’histoire d’un crime contre l’environnement

Dans les années 70, une entreprise déverse des déchets toxiques en Méditerranée. Elle sera accusée pour la première fois d’écocide ou « de dommage écologique ».

Texte : Alexis Kebbas Voix : David Gonner

À quelques milles du port italien de Follonica en Toscane, un zodiac glisse à la surface de l’eau. À son bord, deux hommes entièrement vêtus de noir rament en silence. Pour les deux hommes, il est hors de question de rater cette mission qu’ils préparent minutieusement depuis des semaines. Ce soir c’est le grand soir et il n’y pas meilleure alliée pour mener à bien cette opération clandestine que l’obscurité offerte par cette nuit sans lune… 

Malgré un courant marin très puissant qui rend les manœuvres difficiles, ils arrivent enfin à s’approcher d’un navire d’une 30aine de mètres qui mouille dans le golfe et qui appartient à une compagnie de produits chimiques, la Montedison. Sur la coque métallique du bâtiment apparaît enfin son nom : le « Scarlino Secundo ». 

Le temps est maintenant compté. Les deux hommes doivent agir vite. Ils saisissent les bombes artisanales composées de poudre extraite d’obus de la seconde guerre mondiale et tant bien que mal les placent sur la coque. Le système de mise à feu est fixé quant à lui à l’encre. 

Quelques minutes plus tard, l’écho d’une puissante détonation secoue la douceur de cette nuit. La coque largement éventrée du petit pétrolier laisse échapper depuis ses cales des ruissellements rouges-orangées. Et répand aussitôt une odeur suffocante d’ammoniaque sur toute la côte. 

À la même heure, un communiqué parvient à la rédaction de l’antenne Bastiaise du journal « Le Provençal ». C’est une organisation clandestine, inconnue jusque-là, nommée le FPCL pour « Front Paysan Corse de Libération », qui revendique le sabotage. Cet attentat précise son communiqué est : « Une réponse aux agissement criminels de la société Montedison, propriétaire du navire ». 

C’était il y a 40 ans, dans la nuit du 13 au 14 Septembre 1973. Le premier attentat éco-terroriste de l’histoire vient de se produire. Il marque une étape décisive dans le combat contre l’un des plus importants crimes écologiques de la fin du vingtième siècle : L’affaire des « Boues Rouges » qui fit entrer la notion de « dommages écologiques » dans le droit.

Tout commence dix-huit mois plus tôt. En Avril 1972. 

La multinationale Montedison, société chimique basée à Scarlino sur la côte toscane, obtient l’accord des autorités italiennes – à titre expérimental et pour six mois – pour organiser quotidiennement le rejet de déchets toxiques à une vingtaine de milles seulement du Cap Corse. Un permis d’immersion accordé malgré l’avis défavorable qu’avait rendu les experts scientifiques italiens du laboratoire Central d’Hydrobiologie de Rome. 

Et chaque nuit, c’est le même rituel sinistre. 

Les deux bateaux-citernes, de la compagnie Montedison, chargés de 3 000 tonnes de matière toxique provenant d’une usine de production de dioxyde de Titane se rendent au large du Cap Corse, sur une zone tristement appelée le « haut-fond des Veuves ». Là en toute légalité ils déversent leur mortelle cargaison… 

En survolant la zone en hélicoptère, on peut distinguer, sur 20 kilomètres, une ligne verte. Les rejets toxiques de la Montedison sont rouges, mais les résidus de dioxyde de titane qui surnagent, eux, sont verts.

Géant de l’économie, née en 1966 de la fusion entre la Montecatini italienne et la société américaine Edison, Montedison est un fleuron de l’industrie et de la finance. Employant 150 000 personnes dans la péninsule, ce géant de l’économie étend ses ramifications dans le monde entier. La société est d’autant plus influente que l’État italien est son principal actionnaire… C’est donc une simple formalité pour elle, d’obtenir, au printemps 1972, l’autorisation du ministère de la santé italien de déverser chaque jours ses déchets toxiques dans la mer. 

Entre les printemps 1972 et 1973, 13 lamantins, rorquals et cachalots sont retrouvés échoués dans un rayon de 100 kilomètres autour de la zone des déversements. Les analyses biologiques indépendantes confirment sans ambiguïté que les mammifères ont bien eu la peau brûlée par des produits toxiques. On retrouve aussi des traces de métaux lourds dans les prélèvements réalisés au niveau de leurs muscles.

Les pêcheurs corses, qui se brûlent les doigts en remontant leurs filets, ont été les premiers à sonner l’alarme. Ils sont vite rejoints par des personnalités scientifiques éminentes. Le biologiste Alain Bombard, l’océanographe Jacques-Yves Cousteau, l’explorateur Paul-Émile Victor alertent le ministère de l’environnement français sur les caractéristiques de la zone polluée, très riche en plancton, sur la présence d’acide sulfurique et la dangerosité que posent les métaux lourds dans la chaîne alimentaire. 

Ces avertissements finissent par alarmer l’opinion publique sur l’état dramatique de la faune et de la flore au large de la Corse. Le Gouvernement du Président Pompidou ne peut plus ignorer davantage cette situation. 

Robert Poujade, Ministre de la protection de la nature et de l’environnement prend contact avec la direction de Montedison. Sa requête est claire : que l’industriel envisage désormais le recyclage des déchets de dioxyde de Titane.  Si la demande se veut polie et courtoise, La réponse de la direction italienne quant à elle sera directe.

Oui il est techniquement possible de recycler plutôt que d’immerger. Mais cela représente une augmentation de 20 % des coûts de production. Et il est hors de question pour le géant industriel d’assumer ce surcoût. Autre argument tout de suite avancé celui de l’emploi. 

Dans ce bras de fer feutré, la direction de la Montedison menace aussi de licencier 500 ouvriers si les autorités françaises lui imposent de retraiter les déchets.

Dernier argument de taille des Italiens : Les usines françaises font bien pire. En clair, avant de venir vous occuper de nos affaires … balayez devant votre porte. 

Car, la France fabrique, elle aussi, du dioxyde de titane.  Et en quantité bien plus importante qu’en Toscane. Des boues rouges ? L’usine Tioxide basée à Calais, en rejette régulièrement dans la Manche. Que dire des nappes phréatiques polluées en Alsace à Thann ou des boues rouges déversées en baie de Seine par la fabrique de produits chimiques « Thann & Mulhouse » ? On en parle des boues rouges de Cassis, en Provence, déversées dans la mer depuis 1967 par l’usine Péchiney ? 

Pour toute action, Robert Poujade publie, le 4 mai 1973, un livre blanc qui fait la synthèse des rapports scientifiques effectués depuis un an sur les boues rouges.

Un livre blanc qui est un exemple de langue de bois où le pouvoir politique montre son impuissance face au pouvoir économique.

Sa conclusion est atterrante. Ouvrez les Guillemets « les effets des rejets sur l’écologie marine ne sont pas certains et l’état du droit international ne les interdit pas ». Fermez les guillemets. 

Montedison 1 – État Français 0 

Devant l’inertie des pouvoirs publics français et le refus de dialogue de la Montédison, le ton monte en Méditerranée. Le 19 mai 1973, la totalité des ports de Corse ainsi que ceux de Marseille, Nice, Port-Vendres, Sète sont barrés par les pêcheurs. 

Le 26 mai suivant, même opération de protestation par les pêcheurs et défenseurs de la nature, à Viareggio sur la côte toscane.

Dans la semaine qui suit, entre le 3 et le 6 juin 1973, une première conférence mondiale intercommunale pour la sauvegarde et la mise en valeur de la mer Méditerranée se tient à Beyrouth au Liban. Ambition : « rechercher les moyens de mettre un terme à la pollution toujours croissante du bassin méditerranéen ».

Mais cette conférence accouche aussi d’une souris.

Les principes fondamentaux d’une  » charte de protection  » de la Méditerranée sont élaborés et adoptés. Mais le texte précise « qu’ils feront l’objet d’une étude plus approfondie débouchant sur des mesures concrètes lors d’une seconde conférence qui doit se tenir à Palerme en Italie, en septembre 1974 ». 

Pendant ce temps-là, toutes les nuits, les deux navires affrétés par Montedison continuent leur sale besogne en déversant des milliers de tonnes de boues rouges dans la Méditerranée. En toute impunité. 

C’est donc dans ce contexte que dans la nuit du 13 au 14 Septembre 1973, le « Front Paysan Corse de Libération », revendique le sabotage du « Scarlino Secundo » dans le golf Italien de Follonica sur la côte Toscane. 

Face au géant de la chimie, un jeune avocat de 31 ans va se dresser. Il s’appelle Christian Huglo. Il réussit à faire comparaitre inculpés les dirigeants de la Montedison pour non-respect de la loi italienne du 14 juillet 1965 qui protège la pêche en mer. Une brèche législative dans laquelle il s’engouffre baissée. Le procès se tient à Livourne, en Italie, du 3 au 27 avril 1974. 

Les ténors italiens engagés par la firme chimique livrent une terrible bataille de procédure et d’experts… Ils invoquent l’impossibilité de faire le lien entre les effets d’une pollution supposée et les déversements de la société toscane tout en démontrant le caractère anticonstitutionnel de la loi de 1965. 

Le juge italien Gianfranco Viglietta, âgé de 32 ans, ne se laisse pas perturber par les innombrables tentatives de déstabilisation. Sa rigueur et sa parfaite connaissance du dossier pèsent sur le procès. Le verdict de la justice italienne tombe. Les magistrats reconnaissent enfin la responsabilité de la Montedison et condamne ses dirigeants à quatre mois de prison avec sursis. 

En parallèle, le parlement italien fait voter une loi qui abroge la loi sur laquelle s’est basée l’accusation. Avec ce changement l’entreprise est relaxée automatiquement la condamnation de la multinationale annulée. Les boues rouges peuvent continuer à être déversées. 

Devant le statu quo, un homme discret mais providentiel décide de s’emparer du dossier.

Cet homme, plongeur sous-marin émérite et amoureux de la mer, s’est toujours soucié de répondre aux défis auxquels l’humanité doit faire face comme, par exemple, les pollutions, les changements climatiques, la dégradation des mers et des océans. Cet homme, c’est le Prince Rainier III de Monaco.

Adepte de la diplomatie directe, le Prince Rainier prend alors l’initiative de réunir à Monaco les autorités françaises et italiennes pour trouver un accord qui mettra fin la pollution des boues rouges en Méditerranée.  

Lundi 10 mai 1976, dans la salle du trône du palais et en présence du prince Rainier, la France, à travers Michel Poniatowski, ministre d’État, ministre de l’intérieur, l’Italie représentée par Mario Pedini, ministre Italien de la recherche scientifique et André Saint-Mieux, ministre d’État de Monaco pour la principauté signent un accord historique sur la protection des eaux du littoral méditerranéen de la presqu’île d’hydres à Gênes. L’accord s’appelle RAMOGE, acronyme de Saint RAphaël, MOnaco GEnes. C’est l’aboutissement diplomatique de l’affaire des « Boues Rouges » qui a commencée 4 ans plus tôt. 

L’accord RAMOGE voulu et obtenu en 1976 par le prince Rainier fait évoluer le tout jeune droit environnemental et popularise la notion d’écocide ou « dommage écologique ».  » La Méditerranée, dit le souverain monégasque à l’origine de cet accord, est une grande malade que l’on a négligé de soigner et dont l’état réclame un traitement énergique. « 

C’est en 1976 aussi que Maître Huglo va saisir le Tribunal de Grande Instance de Bastia pour reprendre la combat suite au coup de théâtre du procès de Livourne. 

9 ans de procédure et d’expertises scientifiques qui aboutissent à la condamnation de Montedison. La Montedison est condamnée à verser 500 000 francs aux deux départements de la Corse. On juge aussi pour la première fois en France le « dommage écologique ». Il permet aux pêcheurs de toucher 170 000 francs. 1985 marque la fin juridique de la bataille des boues rouges.